Révolution soviétique 1
Dans le chaos
En octobre 1905, lors de la première poussée révolutionnaire en Russie, les ouvriers de Saint-Pétersbourg avaient organisé un "Conseil" pour diriger leur mouvement et leur exemple avait été suivi par les travailleurs d'autres villes importantes. Le Conseil se traduit en russe par le mot "Soviet", connu de tous aujourd'hui. Dabs les débuts, ces Soviets n'avaient été que de simples comités de grève, ils se transformèrent assez vite en organismes politiques. Les meneurs vinrent s'y rencontrer pour des échanges de vue et pour dresser des plans de révendications.
Dans les premiers jours de la Révolution de mars 1917, les Soviets se reconstituèrent, mais des députés des soldats et des paysans vinrent cette fois se joindre aux délégués des ouvriers. Le Soviet de Pétrograd acquit ainsi rapidement une influence déterminante dans la capitale, tenant tête au Gouvernement Provisoire. Le 25 octobre (ou 7 novembre, suivant le nouveau calendrier), il le tint définitivement en échec et le renversa.
Dans ce Soviet de la capitale, les extrémistes appelés "Bolchéviques" avaient acquis la prépondérance; ils prônaient un bouleversement radical de l'ordre social, la dictature du prolétariat, la remise des usines aux ouvriers et des terres aux paysans, la cessation immédiate de la guerre. Arrivés au pouvoir, ils voulurent réorganiser aussitôt la société suivant leurs plans.
Il en résultat, dans toute la Russie, un chaos indescriptible. Au front, les soldats se mutinèrent, cessèrent le combat, se débandèrent à travers le pays souvent en s'enivrant et en pillant. Les paysans s'approprièrent des terres après avoir chassé les anciens propriétaires. Les ouvriers s'emparèrent des usines. Les chemins de fer se trouvèrent totalement désorganisés. Les vivres déjà très rares dans les grandes cités à cause de la guerre, disparurent totalement des marchés. Affamés, les ouvriers des villes se ruèrent vers les campagnes pillant et brûlant sur leur passage. Les agriculteurs ainsi maltraités réduisirent leurs récoltes d'autant plus que les citadins n'avaient plus rien à leur offrir en échange de leurs produits. Souvent même le gouvernement ou l'armée leur enlevèrent les grains conservés pour les semailles. La famile règna dans tout le pays.
Aux journées d'espérance qu'avait connue le P.Léonide au cours de l'été et de l'automne 1917, succédèrent cinq années de privations, de lutte, d'angoisse. Le 11 mai 1918 il écrit :
En août 1918, dans une autre lettre, il constate que les trois quart de ses fidèles ont quitté la ville pour se soustraire à une mort certaine par la faim. Un de ses deux diacres, le P. Trague, a succombé à l'épuisement et à la misère. En octobre, l'Exarque estimera qu'à peine un septième de ses fidèles séjourne encore à Pétrograd. A la même époque, il écrit à un ami qui lui a envoyé quelques vivres : " J'ai reçu votre colis... Grâce à des envois de ce genre mon travail du soir est intense et mes mains ne tombent plus d'épuisement comme auparavant..."
Mais il doit bien avouer que les colis antérieurs ne lui sont pas parvenus; d'autres affamés les ont volés en cours de route.
Pendant l'hiver, au manque de nourriture s'ajoute le manque de combustible. Des détails concrets glanés dans ses lettres font comprendre combien l'hiver est cruel à Pétrograd.
Ses lettres de cette époque nous apprennent que pour pouvoir conserver un peu de chaleur dans sa chambre et dans celle des paroissiens âgés qu'il voulait aider, l'Exarque passe de nombreuses heures à chercher du bois dans les docks, à la traîner à son domicile, et à le débiter en jouant de la scie et de la hache. Il lui faut d'ailleurs souvent interrompre ce travail pour aller faire la queue dans les magasins afin de percevoir, au moment assigné, les rations de sucre, de lait, de pétrole et d'autres produits auquels il a droit.
Après leur prise de pouvoir, les bolchéviques avaient adressé à l'armée un manifeste que beaucoup de soldats interprétèrent comme une invitation à tuer leurs chefs. Un bon nombre d'officiers furent ainsi massacrés. Mais d'autres parvinrent à se grouper et à organiser dans le Nord, dans l'Est et surtout dans le Sud de la Russie des armées appelées armées blanches dans le but de renverser la dictature des Soviets. Ces armées connurent des succès et des revers. Le 16 juillet 1918, à l'approche de l'une d'elle, composée surtout d'anciens volontaires tchécoslovaques, les bolchéviques massacrèrent à Ekaterinenbourg, l'ancien tsar Nicolas II, son épouse et leurs enfants.
La guerre civile se poursuivit ainsi pendant trois ans sur divers point du territoire avec un acharnement souvent féroce. Elle ne prit fin qu'en novembre 1920 par la défaite du général Wrangel.
Penant la même période, l'Ukraine s'était détachée de la Russie; les Polonais succédant aux Allemands s'étaient avancés jusqu'à Kiev. En mai 1920, les armées rouges les avaient refoulés jusqu'aux portes de Varsovie mais le 16 août de la même année, elles avaient été défaites à la suite d'une contre offensive polonaise. Le 21 mars 1921, les Soviets avaient dû signer à Riga avec la Pologne un traité de paix dont les conditions étaient humiliantes pour la Russie. L'inimitié séculaire entre la Pologne et la Russie se trouvait une nouvelle fois ravivée.
La guerre civile et la guerre avec l'étranger n'ont fait qu'accroître dans le pays la tension, le désordre et la disette.
Quand en 1922, L'Exarque pourra faire parvenir une lettre au Métropolite André, Il écrira non sans une pointe d'humour:
Les deux personnes les plus chères à l'exarque quittèrent ce monde lorsque commença pour la Russie cette période chaotique. Sa mère s'éteignit au début de mai 1918. Ses funérailles prirent l'aspect d'une manifestation pour l'exarque et touchèrent à ce point les assistants qu'une famille entière demanda à être reçue dans l'Eglise. Souffrant d'un abcès à l'estomac Mlle Ouchakoff mourut à la même époque.
Après cinq année de régime soviétique, grâce à la bienveillance d'un voyageur, l'exarque eut une occasion d'envoyer à Rome au pape Pie XI un rapport assez long sur la situation de son exarchat. Ce rapport porte la date du 5 mai 1922.
L'exarque classe ses fidèles en deux groupes. Un certain nombre parmi eux ont découvert l'Eglise catholique à un tournant plus important de leur vie, par exemple lors de leur mariage. Il arrive que, lorsqu'un orthodoxe épouse une catholique de rite romain ou inversement, lorsqu'un orthodoxe épouse une catholique de rite latin les époux font la constatation suivante; la partie catholique rerstera catholique mais elle adoptera le rite russe, mais elle fera profession de foi catholique. Chacun apportera ainsi au nouveau foyer ses traditions les plus enrichissantes. Ces fidèles constituent ce que l'exarque appelle son groupe mouvant. Ils sont moins assidus aux offices. Il suffira, par exemple, qu'un dimanche matin, le temps soit moins favorable pour beaucoup de ces gens aillent assister à la messe dans une église catholique de rite romain plus près de leur domicile. Ce groupe de fidèles, écrit l'exarque, est généralement constitués de personnes de condition sociale plus modeste, cultivateurs, ouvriers, domestiques, soldats, petits employés, commerçants...
D'autres fidèles sont venus à l'Eglise catholique d'une manière plus personnelle, au terme d'une crise religieuse souvent longue et pénible. Beaucoup d'entre eux n'avaient en fait aucune religion avant leur conversion. Ces néo-convertis sont d'une fidélité et d'un dévoiuement à toute épreuve; ils sont prêts à tous les sacrifices pour l'Eglise catholique. Quatre-vingt pour cent de ces fidèles sont des intellectuels; parfois ils sont membre de l'ancienne noblesse du pays.
En parlant de ces intellectuels, jadis athées ou agnostiques et devenus fervents catholiques, l'exarque avait particulièrement en vue une dame russe qui, après sa conversion, l'assista avec un dévouement remarquable surtout lorsqu'il fut mis en prison, Mlle Julia Nicolaevna Danzas. Dans une lettre de février 1921 au métropolite André, l'exarque l'appelait "une très grande patriote russe, d'une très vaste érudition.
Avec d'autres dames, Mlle Julie Danzas avait jeté à Pétrograd les fondements d'une petite communauté de religieuses pour prier, aider les pauvres, entretenir les églises. Elle donna ou vendit tous ses biens pour se mettre entièrement au service de cette communauté.
L'exarque saisit l'occasion de cette lettre pour tâcher d'éclairer le Saint-Père.
L'exarque énonce à nouveau pour Pie XI les considérations accidentelles qui poussent certains convertis à passer au rite latin. Il les a, écrit-il, déjà exposés au pape Benoît XV. Un certain nombre de Russes, assure-t-il, passent au rite latin uniquement parce que le prêtre qui les reçoit dans l'Eglise ne les informe pas de l'existence des rites orientaux. D'autres épousent un catholique d'origine polonaise et préfèrent adopter le rite de leur mari. D'autres le font par une sorte de réaction contre l'Eglise nationale orthodoxe. Il leur est arrivé, au cours de leur existence, de rencontrer des prêtres orthodoxes négligents, adonn&és à la boisson, et aux passions humaines; il les ont détournés de la religion qu'ils représentaient. Ces néo-convertis ne veulent pas d'un rite catholique qui leur rappelle trop leur ancienne religion. Parmi les jeunes, surtout les jeunes filles, certains sont attirés au rite latin par la beauté extérieure des cérémonies religieuses (autel plus majestueux, jeu des orgues, grande piété extérieure des fidèles) ou par la culture supérieure et plus occidentale du clergé. On peut espérer, conclut l'exarque que dans l'avenir ces considérations auront de moins en moins de poids et que l'attraits vers le rite latin "exercera de moins en moins son influence fatale sur les fidèles..."
Après qu'en 1913, le Gouvernement eut fait apposer des scellés sur la chapelle de la rue Barmalaïeva, les deux vétérans du catholicisme russe, les PP. Zertchaninoff et Deibner avaient pris l'habitude de célébrer les offices à un autel latéral de l'église Sainte-Catherine, l'église catholique latine principale de Pétrograd. Dans les premiers temps, après son retour de Tobolsk, l'exarque suivit leur exemple; il prit également son logement dans la résidence contigüe à l'église. Au bout de quelques mois, il changea d'avis et préféra s'isoler. C'est que les deux vieux prêtres n'étaient pas toujours commodes.
Jadis le vieux P.Alexis avait fait sentir sa mauvaise humeur à Mlle Nathalie Ouchakoff lorsqu'elle insistait pour qu'il renonce aux latinisations et conserve le rite russe dans toute sa pureté. Il ne pardonnait pas au P.Féodoroff d'avoir adopté une attitude différente de la sienne et de partager les vues de la vieille demoiselle. Plusieurs lettres qu'il écrivit alors sont conservées. Il y reprend sans cesse le même thème ; " Malheur à l'Eglise de Dieu lorsque les femmes prennent la parole..."
Quant au P.Deibner, épuisé par son travail antérieur et, en particulier par ses charges de famille, il passait par des crises qui frisaient la neurasthénie. Il se laissait aller envers les orthodoxes à des intempérances de langage qui suscitaient l'indignation de ses auditeurs et créaient à l'exarque de pénibles soucis.
Nous devons encore à Mlle Danzas une description assez détaillée de l'oratoire où l'exarque célébra habituellement les offices au cours de ces cinq années.
L'iconostase et les icônes qui le couvraient avaient été faites par des amateurs et la chapelle trahissait la plus humble pauvreté. Pourtant, aux heures des offices, surtout les dimanches et jours de fête, elle était toujours pleine. En plus de la petite communauté catholique, on y voyait un bon nombre d'orthodoxes. Ils assuraient que les serices étaient plus beaux que dans leurs églises.
La communauté russe catholique de Moscou était légèrement plus nombreuse que celle de Pétrograd; elle gravitait entièrement autour des époux Abrikosoff et de leur vaste appartement situé au 4e étage d'un immeuble du Boulevard Pretchinsky. On s'en souvient, le P.Léonide leur avait rendu une première visite en 1914, lors de son voyage rapide en Russie. Les époux Abrikosoff étaient cousins. Originaires d'une famille de riches commerçants moscovites, ils avaient fait des études supérieures à Cambridge. Après une crise d'agnosticisme, ils étaient entrés dans l'Eglise catholique à Paris, en l'église de la Madeleine, Anna Ivanovna en 1908, son mari, Vladimir Vladimirovitch, l'année suivante. Ils rentrèrent à Moscou en 1910 ert leur appartement devint peu à peu un centre d'études et d'action catholique dans l'ancienne capitale russe. Chaque matin, les époux Abtrkosoff assistaient au sacrifice eucharistique et y communiaient; ils approfondissaient ensemble leurs connaissances religieuses et organisaient périodiquement dans leurs salons soit des conférences sur des sujets dogmatiques ou ascétiques, soit des soirées philosophico-religieuses où l'intellegentsia moscovite venait échanger ses vues.
Pendant l'été de 1913, ils se rendirent à Rome et furent reçus en audience privée par Pie X. Le saint pape s'intéressa à leurs travaux, les encouragea à poursuivre leurs efforts et leur remit en souvenir sa photo.
Le 21 novembre de la même année, avant de quitter Rome, tous deux devinrent membres du tiers-ordre dominicain. Rentré à Moscou, ils éliminèrent tout luxe de leur train de vie et ne conservèrent qu'une seule servante. Mme Abrikosoff se mit alors à grouper autour d'elle une élite de jeunes filles; des élèves du Conservatoire de musique, des étudiantes et de jeunes professeurs. Elle leur enseignait la doctrine catholique, les principes de la vie spirituelle et s'efforçait de leur inspirer l'idéal dominicain. Son succès fut remarquable. Un certain nombre de ces jeunes filles conçurent le désir de devenir à leur tour tertiaires dominicaines. Mme Abrikosoff les y prépara; elles furent reçues dans l'Ordre par le P.Albert Libercier, un dominicain français qui se trouvait alors à Moscou.
Ainsi passèrent les années de guerre. Après que, en 1917, le P.Vladimir Abrikosoff eut été ordonné prêtre à Pétrograd, par le Métropolite André, le Maître général de l'Ordre des Frères Prêcheurs, le P. Louis Thessling lui délégua la faculté de recevoir les membres du tiers-ordre, une chambre de l'appartement fut transformée en chapelle de rite byzantin; elle devint le centre de la vie liturgique pour la paroisse en formation.
Le passage de ces jeunes filles au catholicisme rencontrait souvent une opposition violente de la part des familles. Plusieurs d'entre elles furent obligées de quitter le foyer paternel. Mme Abrikosoff leur offrit l'hospitalité et sa demeure prit l'aspect d'un petit monastère; les jeunes filles continuaient leurs travaux ou leurs études au dehors, mais accomplissaient ensemble leurs exercices de piété et suivaient les pratiques de la vie religieuse lorsqu'elles se retrouvaient le soir dans leur appartement commuin.
Le 19 février 1921, le Maître général des Dominicains transforma une situation de fait en situation de droit; il éleva la communauté au rang de religieuses de second ordren c.à.d en dominicaines proprement dites. En 1923, le nombre de ces dominicaines dépassa légèrement la vingtaines; c'était le maximum que pouvait héberger l'appartement. Mme Abrikosoff, devenue en religion Mère Catherine de Sienne, fut nommée prieure; le P.Vladimir remplit les fonctions d'aumônier.
Lorsque les Soviets interdirent l'enseignement de la religion aux jeunes de moins de 18 ans, les Soeurs dominicaines organisèrent des cours clandestins de catéchisme pour les petits catholiques; elles hébergèrent aussi trois orphelins et se préparaient à en recevoir un plus grand nombre lorsque la police vint les arrêter.
Avec la discrétion qui lui était coutumière, l'exarque ne suivait que de loin l'activité du monastère et de la paroisse de Moscou; il en laissait toute la direction au Père Vladimir Abrikossof. A la Noël de l'année 1920, un prêtre de Moscou ordonné dans l'Eglise orthodoxe, le P.Serge Solovioff, neveu du philosophe bien connu, demanda à être reçu dans l'Eglise catholique. En 1921, un catholique russe de la capitale, M. Nicolas Alexandroff reçut l'ordination sacerdotale et devint l'assistant du P.Vladimir. Il possédait un diplôme d'ingénieur électricien et s'était fait remarquer tant par ses qualités intellectuelles que par son zèle.
A cette époque le P.Abrikosoff rencontrait assez souvent M.Nicolas Berdiaeff, l'écrivain dont les oeuvres auraient, quelques années plus tard, un gros succès en Occident. Au dire de son biographe, Donald A. Lowrie, Berdiaeff tenait en haute estime la communauté Abrikosoff. Il admirait la profondeur de vie spirituelle et ascétique qui y régnait. Mme Lydia Berdiaeff son épouse, avait ressenti un premier attrait pour le catholicisme, une douzaine d'années plus tôt, lors de la lecture d'une vie de sainte Thérèse que sa soeur Eugénie lui avait envoyée de Paris. Atteinte d'une pneumonie grave, elle vit la Sainte en apparition et lui attribua sa guérisdon. Elle fit profession de foi catholique chez le P.Abrikosoff. Son mari lui en laissa la liberté.
A l'occasion de soirées amicales qui se tenaient alors chez Berdiaieff, V.Abrkosoff avait rencontré également un avocat publiciste, fils d'un professeur de droit à l'Université de Moscou, Dimitri Vladimirovitch Kouzmine-Karavaieff. Doué d'une intelligence supérieure, d'une mémoire exceptionnelle, qui faisait de lui une encyclopédie vivante, et surtout d'un désintéressement qui d'emblée conquérait la sympathie, cet avocat idéaliste avait eu une jeunesse agitée. Au cours de ses études de droit à l'Université de Pétersbourg, il était devenu membre actif de la section dite bolchévique du parti social-démocrate. Par le fait même, il s'était déclaré athée déterministe. Soupçonné d'activités subversives, il avait été arrêté par la police tsariste, et pendant l'automne 1907, soumis à une cure de solitude en prison. La cure lui fut salutaire. Ses études terminées, il chercha un emploi public. Ses études terminées, il chercha un emploi public. Malgré le dossier nettement défavorable fourni par la Sûreté, le département des propriétés de l'Etat au ministère de de l'Agriculture l'admit à son service après lui avoir fait donner sa paroile d'honneur qu'il cesserait toute activité subversive. Mais ce fut son bon coeur qui, en fin de compte le ramena au Christ. Un jour de l'année 1913, il revenait de Tambov à Saint-Pétersbourg lorsqu'une pauvre femme parcourut la voiture de chemin de fer pour vendre des évangiles aux voyageurs. Elle n'eut aucun succès. Elle semblait très malheureuse; le jeune avocat la prit en pitié et lui acheta un volume.
"Je le fis, raconte-t-il dans ses mémoires, en partie par compassion, en partie aussi par snobisme... Rentré à Saint-Pétersbourg, sa mère voulut mettre un peu d'ordre dans sa serviette, elle ne savait que trop en effet que la vaste intelligence spéculative de son fils ne parvenait jamais à se fixer sur des détails d'ordre et de régularité... Avec un sourire qui exprimait toute sa joie, "je ne savais pas, Dimitri, dit-elle à son fils, que tu emportais l'évangile dans tes dossiers".
Il en fut un peu gêné, mais il conserva le petit livre, pour faire plaisir à sa mère. Cinq ans plus tard seulement, il l'ouvrit. Cette lecture fut pour lui une découverte bouleversante.
"Que d'instants consolants cet évangile m'a procuré, écrivit-il plus tard. L'image du Christ Sauveur, son humilité si aimable, son amour de Dieu et des hommes si profond et sans partage se gravèrent à jamais dans mon coeur".
Abrikosoff l'invita aux réunions théologiques qui se tenaient chez lui, et il devint d'emblée un des membres les plus sympathiques et éloquents. Il se rendit assez vite compte qu'on ne pouvait prétendre accomplir la volonté du Christ sans entrer en communion avec l'évêque de Rome.
Une paroisienne, Mle Anastasia Vassilievna Selenkoff, prit un jour à coeur de répondre aux considératiions par lesquelles il cherchait à justifier ses terghiversations et elle y réussit. En 1920, l'éloquent publiciste fit profession de foi catholique, reçut l'eucharistie. Il continuait à travailler au Comissariat de l'Agriculture sous les ordres de Joseph Staline.
Un troisième centre catholique russe fut commencé à Saratov par le P. Alexis Onesimoff. Il groupa une quinzaine de familles seulement. La famine et la persécution l'empêchèrent de se développer.
La sécheresse en URSS en 1921
La guerre civile était à peine terminée qu'une nouvelle calamité, causée cette fois par la nature elle-même, plongea la population russe dans la souffrance extrême. Pendant l'été de 1921, le bassin de la Volga fut frappé d'une sécheresse exceptionnelle qui tourna à la catastrophe. D'autres régions de Russie furent atteintes par le même fléau à des degrés divers. Pour protester contre les méthodes des communistes, beaucoup de paysans n'avaient semé que ce qu'ils estimaient strictement nécessaire pour leurs proches. Ces semailles réduites ne produisirent rien et rien ne put leur être substitué. Ce fut la famine, une famine épouvantable qui tortura trente-sept millions d'êtres humains et fit mourir d'inanition environ cinq millions.
Le patriarche Tikhon envoya un message personnel au Pape, aux Patriarches orientaux, à l'archevêque de Cantorbéry, et à l'évêque protestant de New-York pour demander leur aide; l'écrivain Maxime Gorky lança un appel au peuple américain. Le président Hoover répondit aussitôt avec générosité.
Le Saint-Siège lui aussi décida d'envoyer une mission d'aide aux affamés. Après examen de la situation, on se rendit compte à Rome que le moyen d'utiliser aux mieux les fonds recueillis dans le monde catholique serait d'affilier la Mission Pontificale à "l'American Relief Administration". On pourrait ainsi coordonner les efforts et réduire sensiblement les frais d'organisation. Les américains se montrèrent favorables à ce projet; ils demandèrent seulement que le directeur de la Mission Pontificale soit américain. Un jeune jésuite originaire de Boston, le P. Edmund Walsh, fut mandé à Rome et chargé d'organiser l'expédition de secours aux affamés de Russie.
L'annonce de cette mission n'éveilla d'abord à Moscou qu'une satisfaction mêlée d'aigreur et de crainte. Des lettres de la Mère Abrikosoff à son amie la princesse Marie Volkonsky en témoignent.
De plus la mission serait dirigée par des jésuites ! Quant on l'apprit à Moscou, l'imagination populaire surchauffée par tant d'années d'énervement et de souffrances se représenta aussitôt la Mission Pontificale comme un niouveau cheval de Troie destiné à introduiire en Moscovie ceux que la légende aussi tenace que grotesque représentait comme les ennemis les plus redoputables de la nation.
A Rome, on passa outre à ces appréhensions et, en mars 1922, le P.Walsh fit un premier voyage en Russie pour se rendre compte de la situation, consulter les personnes compétentes et dresser ses plans d'assistance. Il se rendit ensuite à New-York pour affilier la Mission Pontificale à l'"American Relief Administration", s'assurer de l'envoi massif de vivres et recruter une équipe d'assistants. Il revint ensuite à Moscou chargé d'une double fonction, celle de directeur de la Mission Pontificale d'aide aux affamés et celle de représentant officieux des intérêts catholiques en Russie auprès du Gouvernement soviétique. Il estima que sa première tâche était la plus urgente et il s'en acquitta de main de maître. Il ne fallait rien moins que le génie organisateur de cet améraicain pour dominer la situation. L'étendue de ce pays avait mis jadis Napoléon lui-même hors d'haleine; les routes étaient défoncées et les chemins de fer paralysés; le gouvernement était hostile; il ne parlait pas la langue, et cependant il fallait transporter des milliers de tonnes de vivres, organsier entrepôts, cuisines, réfectoires populaires... Le P;Walsh le fit et, en quelques semaines des milliers d'affamés, surtout des enfants, vinrent sauver ce qui leur restait de forces dans les cantines établies en divers points des régions les plus éprouvées. Des colis de vivres et de vêtements des médicaments divers furent remis aux familles. Grâce à une organisatiion de grande classe, on tira le meilleur parti humainement possible des 75.000 dollars recueillis dans les églises du monde catholique, principalement aux USA.
Le 10 octobre 1922, l'exarque se trouvait à Moscou. Le P.Walsh vint le voir; ce fut leur première rencontre.
Conquis par les idées de l'exarque, le P.Walsh et ses aides salésiens et jésuites prirent spécialement à coeur de fournir des vivres au clergé orthodoxe dans les régions où il souffrait de la faim. A Orembourg, par exemple, le P.Louis Gallagher recevait à sa table les six évêques orthodoxes alors présents dans la cité.
"Le P.Walsh et moi vivons "l'âme dans l'âme", il nous aide autant qu'il le peut". écrit l'exarque au métropolite André quelques heures avant son procès. De son côté, le dynamique jésuite américain avait conçu pour l'exarque Léonide une admiration profonde.