Pérégrinations des prisonnières et des prisonniers

Antoine Wenger Catholiques en Russie d'après les archives du KGB 1920-1960 Edition DDB 1968 

Chapitre 2

Le chemin de croix d'Anna Abrikossova

Pérégrinations des prisonnières et des prisonniers

Dans les années 1925-1935, la justice soviétique, sans être humaine, observait assez strictement le temps des condamnations au camp ou à la déportation, compté à partir du jour de l'arrestation des prisonniers. Si bien que, vers les années 1929, les hommes et les femmes condamnés en 1924, à cinq ans au camp de Solovki ou à la déportation en Sibérie, avaient fini leur temps avec "-6" : interdiction de séjourner dans les six villes principales de l'Union : Moscou, Leningrad, Minsk, Kharkov, Kiev, Odessa; ou pour la plupart "-12" à savoir les autres grandes villes de Russie.Картинки по запросу stop en dessin

Cela posait donc, en 1928-1929, le problème de leur réinsertion, avant tout pour les religieuses dominicaines 

moniales russes à Viatka

 

Mgr d'Herbigny écrit dans une lettre du 3 juin 1928 à Mgr Neveu : " Un avis indirect est arrivé ici, assurant que les autorités permettraient assez facilement aux tertiaires dominicaines (28 dit-on)  de partir pour la France. Est-ce opportun? Leur présence ne causerait-elle pas plus de difficultés que d'avantages? Leur répartition, formation, activité, semble à d'autres difficilement transplantable, et leur fondateur - le père Abrikossof est en exil à Paris - est très opposé à leur venue. Que jugez-vous?  

A cette demande, Mgr Neveu répond le 9 juillet 1938: " Au sujet des dominicaines : j'ai examiné longuement leur cas devant Dieu et avec le père Soloviev. Il nous semble que leur père fondateur - le père Abrikossof - ne se rend pas bien compte de l'horreur de notre situation et de celle de ses filles en particulier. Sa propre femme, la fondatrice, autrefois bien déterminée à rester coûte que coûte, serait maintenant heureuse de partir pour l'étranger. Elle sera morte avant cinq ans, si elle ne sort pas de prison. Je vous ai déjà signalé le fait que plusieurs religieuses, pour échapper aux privations ont fini par se marier et Dieu sait avec qui. En mettant les choses au mieux et en supposant que toutes arrivent à la fin de leur emprisonnement ou de leur réclusion, il est bien évident que, tant que les communistes seront au pouvoir, elles seront surveillées, reléguées un peu plus près, mais dans l'impossibilité de mener une véritable vie religieuse et de travailler. J'ajouterai que, connaissant l'esprit un peu exclusif de l'association (je ne voudrais pas employer d'expression trop forte et ne voudrais pas dire : un peu sectaire), je trouve que le séjour dans un pays catholique, la vue d'autres communautés, seraient très profitable à la jeune congrégation qui aurait de plus la possibilité de se recruter et de travailler au sein de l'émigration. Ma conclusion et celle du père Serge est que le rappel de ces pauvres sœurs qui ont suffisamment confessé notre sainte foi et affirmé leur dévouement au pape, serait chose salutaire et Dieu veuille qu'il puisse se faire !"

Mgr Neveu corrigea quelque peu par la suite ce jugement clair et lucide, mais je note ici que, dans le passé, une femme à l'intelligence supérieure  comme Julie Danzas (1)   

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(1) cf. "Julija Danzas di Giovanna Parravicini e Sergej Stratanovskij Edition : "La Casa di Matriona" Milano 2001 pages : 149  

 avait utilisé la même expression de sectaire  à propos du groupe en 1923 et le père Amoudru qui, en 1922, avait fait une sorte de visite canonique, avait porté un jugement sévère sur la méthode de direction, trop autoritaire à son gré de la Mère Abrikossova.

En 1929 par exemple, l'unique sœur qui restait en liberté, à Moscou, la Sœur Hyacintha, vendait des bonbons de Mosselprom (épicerie en gros) dans les rues de Moscou. Les quelques sœurs , qui avaient eu l'autorisation de séjourner à Kostroma, donnaient des leçons de français ou d'anglais. Dans la lettre du 29 avril, Neveu écrit : " On me signale qu'il est question de transférer la Mère Abrikossova de Tobolsk à Perm." En fait, elle sera transférée à l'isolateur de Iaroslav. Un cancer du sein s'était déclaré et, en 1932, elle fut transférée à la prison de Boutyrki, pour y subir des soins. Grâce à l'intervention de Mme Pechkova (2)

Catherine Pechkova (1878-1965-) première femme de Gorki et mère de son fils Maxime et de sa fille Katioucha. Elle fut responsable de la Croix-Rouge politique jusqu'en 1937, installée dans des locaux étroits à Kouznetski Most, près de la Lioubianka. Elle s'occupa des prisonniers politiques avec un rare dévouement. "Pendant des années, écrit Victor Serge, cette femme maigre entourée d'un petit nombre de collaborateurs inlassables, prodigua les secours, les interventions, les intercessions en faveur de toutes les victimes des diverses terreurs qui se succédaient sans relâche. Personne au monde, en ce siècle, j'en suis convaincu n'a connu d'aussi près tant d'infortunes, de fatalités, d'atrocités, de tragédies inévitables ou insensées. Pechkova vivait dans un enfer secret, dépositaire de secrets sans nombre, tous mortels comme le pire poison. Elle ne s'est jamais lassée ni découragée, quels que fussent les temps noirs - et pour elle seule  tous les temps de la révolution furent noirs. (Victor Serge; Mémoires d'un révolutionnaire de 1901 à 1941)           

 La mère Abrikossova fut libérée avant terme et put même quitter la prison de Boutyrki, alors qu'elle était encore en soins.

Le 14 août, elle se rendit à l'église Saint-Louis, où Neveu fut bien surpris de la trouver. Il fallut faire connaissance, car il ne la connaissait pas; "Elle est partie de Iaroslavl à la fin de mai, écrit-il dès le lendemain 15 août 1932. On lui fit ici à Boutyrki l'opération du cancer du sein en juin. Elle fut bien surprise samedi 13 d'entendre les geôliers lui dire que la cicatrisation étant terminée, elle recouvrait sa liberté à condition de ne pas habiter les douze principales villes de l'URSS et qu'on lui accorde un séjour de dix jours à Moscou pour faire ses préparatifs. " Cette femme, véritable confesseur de la foi, est d'un grand courage, ajoute Neveu; on se sent bien petit devant des âmes de cette trempe. Elle a bien mauvaise mine encore; elle se sert uniquement de la main droite, la gauche est devenue impotente. A Iaroslavl, le régime de la détention et le régime alimentaire des prisonniers est épouvantable. La révérende Mère était souvent envoyée au grand air ( une heure et demie par jour) en même temps que Mgr Skalski doyen de saint-Alexandre de Kiev (il fut échangé en Pologne le 15 septembre 1932) et d'autres ecclésiastiques. Elle a réussi à se confesser à Mgr Skalski tout en ayant l'air de se promener dans la cour de la prison.

Dans le courrier suivant du 29 août 1932, Neveu donne de nouveaux détails : "La Mère Abrikossova est encore ici. Son frère, docteur en renom, qui apostasia publiquement ses attaches bien connues au catholicisme et qui ne s'intéressait aucunement au sort de sa sœur, a demandé pourtant à la voir. On craint une récidive du cancer et il a obtenu que la bonne Mère restât en observation."

Ce frère docteur était un académicien célèbre. Après la mort de Lénine, le 21 janvier 1934, c'est à lui que le Comité central fit appel pour embaumer le corps de manière provisoire, avant les funérailles fixées au 27. Certains membres du Comité central proposèrent alors d'incinérer le corps de Lénine. Dzerjinski protesta : "Nous allons demander à la science de conserver à jamais le corps de Lénine." Le lendemain, Molotov contesta qu'on ait confié cette tâche à Abrikossov, d'origine bourgeoise bien connue et cent-noir (fasciste) mais Bontch-Brouevitch répondit qu'Abrikossov était le meilleur spécialiste en Europe.

 Le 12 septembre 1932, Neveu écrit : "Mère Abrikossova nous a quittés le vendredi 9 courant pour Kostroma, où elle doit rester en compagnie d'une autre Sœur. Ici, on la fatiguait beaucoup ; des quantités de personnes désiraient la voir : elle en a ramené un certain nombre à Dieu. Il paraît qu'elle sera autorisée à revenir à Moscou tous les deux ou trois mois pour se faire examiner par les docteurs. On lui a fait l'ablation du sein gauche et enlevé pas mal de chair au bras et à l'épaule. On a pas pu l'endormir à cause de son cœur et les médecins voulaient insensibiliser les parties à opérer: la Mère refusa et elle subit cette atroce opération sans desserrer les dents; il paraît qu'à Boutyrki on n'avait jamais rien vu de semblable. Quand ces Russes se mêlent d'être héroïques, il dament le pion à tous le monde. "

 

 

    Paragraphe suivant de ce chapitre : "entre deux procès."      


04/09/2015
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