Léonide Féodoroff; Les prisons de Moscou
Les prisons de Moscou
Depuis six heures du soir, une auto attendait à la porte du tribunal: celle du P. Edmund Walsh. Le procès terminé, le père, qui aidé d'un sténographe, n'en avait pas perdu une syllabe, sauta dans sa voiture, retourna au siège de la Mission Pontificale et, à deux heures du matin, télégraphia à Rome, par voie détournée, les sentences portées contre les prêtres. Ce ne fut pas chose aisée; la censure gouvernementale avait bloqué tous les télégrammes des représentants d'agence de presse.
Cependant une ligne télégraphique; celle du Bureau Commercial Britannique. Le P. Walsh obtint son concours; on peut penser légitimement que les Anglais sauvèrent ainsi, cette nuit-là la vie de l'archevêque Cieplak. Des protestations arrivèrent en effet de tous les coins du monde, en particulier des grandes puissances: Allemagne, Brésil, Etats-Unis, France, Mussolini lui-même intervint personnellement au nom du peuple italien.
A 2.30 h du matin, le P.Walsh commença des démarches pour obtenir audience auprès de M.Tchitcherine, ministre des Affaires étrangères; elle lui fut refusée. Avec ses aides, le père passa le reste de la nuit à traduire les principaux passages du procès sténographié. Il les fit parvenir à l'étranger; ils furent reproduits dans diverses publications, en particulier dans le New Herald Tribune, et la Civiltà Cattolica.
L'archevêque Cieplak et Mgr Budkiewicz adressèrent un recours en grâce au Présidium suprême. Le 30 mars suivant, vendredi saint, le journal officiel "Izviesta" annonça que la peine de l'archevêque avait été commuée en dix ans de réclusion solitaire. En revanche, le recours de Mgr Budkiewicz fut rejeté. Le prélat apprit sa mort prochaine par les journaux. Le soir du samedi saint, vers 11.30 h, il fut retiré de sa cellule et exécuté quelques instants après, à l'aube de Pâques, le 1er avril 1923.
L'indignation que ce procès souleva en dehors de la Russie semble avoir produit une certaine impression sur le gouvernement.
Les prisonniers furent conduits à la prison de Sokolniki et, durant les premiers mois, ils furent soumis à un régime relativement doux. Seul l'archevêque Cieplak fut isolé; le P.Walsh ne fut autorisé à lui faire une brève visite qu'une seule fois, après avoir dû promettre qu'il ne parlerait pas latin avec le prélat. Des gardes assistèrent à tout l'entretien. Les autres prêtres restèrent ensemble. Leur nourriture était suffisante; le P.Walsh d'ailleurs ne les oubliait pas. Les visites étaient permises. En théorie, elles ne pouvaient pas se prolonger plus de quinze minutes mais le visiteur mettait très facilement le gardien d'excellente humeur en lui glissant simplement de cinq à dix roubles dans la poche. La séance était alors prolongée; les amis pouvaient s'approcher des grilles, échanger des lettres avec les prisonniers, leur passer des colis et leur chuchoter quelques mots à voix basse. Le gardien ne voyait plus rien. L'effet de ces roubles était magique.
Les amis de l'exarque en profitèrent. Ils lui apportèrent des livres, du papier, de l'encre et l'aidèrent à mettre à profit les longues journées de réclusion qui lui étaient imposées. Le P.Léonide put ainsi rédiger en russe deux catéchismes, l'un très court, l'autre plus développé. Dans une lettre ils écrit;
Dansaz fit à quatre reprises le voyage de Petrograd à Moscou pour lui rendre visite.
Manifestement il parlait ainsi pour éviter que ses amis ne se chagrinent à son sujet. Dans une lettre, il avoue en effet que, parmi ses compagnons, un des prêtres a perdu la raison et qu'un autre retourne en enfance.
Dans un billet qui lui est parvenu, il apprend que le Métropolite Cheptizky songe encore à lui conférer la consécration épiscopale dès que ce sera possible. De sa prison, l'exarque lui écrit le 1er juillet 1923 pour l'en dissuader.
L'amour de la solitude n'empêche pas l'exarque de se préoccuper activement de ses communautés catholiques et du sort de l'Eglise russe. Malgré les barrières à franchir, il entretient de sa prison une correspondance suivie.
Il songe avant tout à ses fidèles et, le 8 mai écrit au P.Walsh :
Au cours de l'année 1923, le P.Walsh profite de sa présence à Moscou et de l'autorité que lui donne son titre de chef de Mission pontificale d'aide aux affamés pour tâcher d'obtenir du gouvernement un modus vivendi acceptable pour les paroisses catholiques. En 1917, lors de la révolution, la Russie comptait 896 prêtres catholiques. En 1923, 60 % de ces prêtres étaient déjà soit en prison, soit déportés, soit réfugiés à l'étranger... La situation devenait donc très grave. Cependant ces négociations échouèrent. Le P.Féodoroff les avait suivies avec une certaine angoisse craignant que l'Eglise ne se laisse tromper. Le 22 juillet, il écrit de nouveau au P.Walsh:
Faut-il s'en étonner? Dans une atmosphère aussi tendue, certains prêtres catholiques de rite latin encore en liberté n'approuvent pas le P.Walsh. Les échos de ces critiques pénètrent dans la prison de Sokolniki. L'exarque prend aussitôt la plume pour défendre son bienfaiteur.
Le 27 mai de son cachot, il écrit de nouveau au RP Ledochowski, général des jésuites, il lui redit son estime pour le P.Walsh et poursuit:
C'est qu'il est bien mortifiant pour un prisonnier de sa trempe de ne pouvoir déchiffrer la lettre qu'il reçoit.
Il termine un billet de cette époque au P.Abrikosoff, par ces mots:
Il le presse de questions sur l'action de l'Eglise en faveur de la Russie, des Russes passés dans l'émigration; il insiste afin que le Père fasse connaître sa prière pour l'union des chrétiens et la fasse indulgencier.
Dans sa réclusion, il suit aussi avec la plus vive attention les épreuves à travers lesquelles passe l'Eglise russe patriarcale. Le 29 avril 1923, le groupe schismatique qui avait pris le nom d'Eglise vivante ouvrait un sobor qu'il voulait considérer comme un second concile pan-russe faisant suite à celui de 1917. Le patriarche Tikhon était toujours en prison; il devait être jugé et beaucoup craignaient que la peine de mort ne lui soit infligée. La majorité des paroisses des grandes villes l'avait quitté pour adhérer à l'Eglise vivante. Le Sobor déclara le patriarcat aboli et le Patriarche réduit à l'état laïc... Puis soudain, le 25 juin, une nouvelle sensationnelle courut les rues, le patriarche Tikhon avait été remis en liberté. On apprit bientôt que le 15 juin il avait publié une déclaration à la Cour Suprême qui se terminait par ces mots :
Aussitôt, un grand nombre de paroisses qui avaient quitté l'Eglise patriarcale pour passer à l'Eglise vivante font volte-face; elles proclament leur fidélité au Patriarche Tikhon.
Malheureusement, le séjour des prêtres catholiques à la prison Sokolniki ne dura guère plus de cinq mois. Au milieu de septembre, l'exarque fut transféré à la prison Lefort. Celle-ci était en dehors de la ville et le régime y était beaucoup plus sévère; elle passait pour la plus dure de Moscou. Danzas parvint à y voir l'exarque une seule fois et seulement pendant cinq minutes. Deux grilles la séparaient du prisonnier. Entre les deux circulaient un gardien sévère. Avant de partir, elle voulut demander la bénédiction de l'exarque mais le geôlier se fâcha et la chassa impitoyablement.
Les mois s'écoulèrent alors dans l'isolement complet, le silence et une monotonie déprimante. L'exarque heureusement avait appris à vivre avec Dieu seul dans la solitude totale. Exceptionnellement quelques nouvelles du dehors filtraient à l'intérieur; le 21 janvier 1924, Lénine mourait et le 26 janvier 1924 la ville de Pétrograd changeait de nom pour devenir Leningrad. La lutte entre Staline, le nouveau dictateur et Trotsky ainsi qu'avec les anciens compagnons de Lénine, allait battre son plein. Le 7 avril 1925, le patriarche Tikhon mourait. Son siège patriarcal allait rester sans titulaire pendant quinze ans.
Il n'est pas sûr que dans sa réclusion, l'exarque ait appris le sort pénible réservé dans la suite à tous ses amis. En novembre 1923, Mère Abrikossof et toutes ses filles furent arrêtées à Moscou et simultanément Mlle Danzas et d'autres catholiques de Petrograd furent envoyés en prison. Il semble que ces arrestations aient été provoquées par une impardonnable imprudence. Une lettre de Mlle Dansaz contenant des informations sur la persécution religieuse, envoyée hors de Russie par voie détournée, fut naïvement publiée avec son nom dans une revue d'Europe Occidentale. Les trois prêtres catholiques de Petrograd, le P.Zertchaninof, malgré ses 75 ans, fut envoyé en Sibérie avec un jeune prêtre russe ordonné par Mgr Cieplak peu avant son arrestation, le P.Epiphane Akoulof. Déjà bien malade le P.Deibner fut soumis à un isolement très dur dans une prison de Vladmir. Il y souffrit surtout de la faim.
Le P.Nicolas Alexandrof de Moscou fut arrêté en même temps que les sœurs dominicaines et envoyé dans l'île Solovki, dans la mer Blanche. 37 catholiques russes furent aussi mis aux fers. La majorité d'entre eux passèrent en jugement le 24 mai 1924. 43 orthodoxes, dont plusieurs prêtres furent arrêtés en même temps pour avoir établi avec eux d'amicales relations. Le P.Walsh dut quitter la Russie à la fin de novembre 1923; quelques semaines plus tard, la Mission Pontificale d'Aide aux Affamés fermait définitivement ses portes. Le gouvernement avait estimé qu'elle n'avait plus besoin d'aide. La Russie s'isolait de plus en plus du reste du monde...
Les catholiques de Moscou se trouvèrent bientôt sans pasteur et les catholiques de Russie sans un seul évêque en liberté. Le Saint-Siège fit alors sacre trois évêques en privé et dans la suite manda l'un d'eux, Mgr Pie Neveu, un père assomptionniste français, résider à Moscou. Antérieurement, Mgr Neveu avait exercé son ministère dans la Russie Méridionale. Pour éviter que les catholiques ne soient accusés de recevoir leur directives de prélats étrangers, le Saint-Siège donna pleine juridiction à Mgr Neveu sur tous les catholiques établis en Russie quelque soit leur rite. Le P.Féodorof se trouva donc lui aussi placé désormais sous sa juridiction immédiate. Jamais, cependant les deux prélats n'eurent l'occasion de se rencontrer. De Moscou, Mgr Neveu s'efforça d'aider fraternellement l'exarque dans la mesure des possibilités. A certaines périodes, les communications avec les prisonniers devenaient pratiquement impossibles.