Léonide Féodoroff: Double arrestation; le procès*******
Double arrestation ; le procès
A la fin de 1922 dans les milieux ecclésiastiques de Russie personne ne se faisait illusion ; on était à la veille d'une persécution religieuse violente. Le gouvernement soviétique avait en particulier clairement manifesté à diverses reprises l'intention de dépouiller les églises de leurs vases sacrés et de leurs autres objets précieux. Il fallait donc tâcher d'éviter les profanations. Pour cette raison et parce qu'il fallait s'attendre à une fermeture au moins temporaire des lieux de culte, les paroisses catholiques avaient pris soin de cacher en lieu sûr des calices et tout ce qui serait nécessaire pour célébrer les offices au besoin en dehors des églises.
La dernière liturgie solennelle fut célébrée à l'église de la Barmalaieva le 21 novembre 1922 pour la fête de l'Isodos (Entrée au Temple de la Mère de Dieu ) . Le lendemain, après la liturgie célébrée comme d'habitude, à 7 heures du matin, sans solennité particulière, la police vint arrêter l'exarque.
Ses gardes n'y comprirent rien. Danzas saisit aussitôt la pensée de l'exarque; il redoutait que les policiers ne profanent la sainte réserve eucharistique conservée sur l'autel dans un petit ciboire. Il fallait faire vite. Danzas monta à l'église, fit devant l'autel la grande prostration d'usage, enleva le voile de soie qui recouvrait le petit lutrin placé à côté de l'autel, ouvrit le tabernacle et en retira le petit coffret qui contenait le saint sacrement. Elle plaça le coffret dans l'antimension, et l'enroula dans le voile de soie. Cachant le tout dans son manteau, elle sortit ensuite de l'église par une porte dissimulée derrière une armoire. Les policiers ne la virent pas et ne remarquèrent pas davantage la porte par laquelle elle se glissait au dehors.
Au commissariat , l'interrogatoire fut assez bref. L'exarque fut remis en liberté sous caution avec défense formelle de quitter la ville. La police vint apposer les scellés sur la porte de l'église.
Après avoir erré quelque temps dans les rues voisines en se demandant dans quelle autre église catholique elle pourrait bien porter les saints dons, Danzas résolut d'aller voir tout d'abord ce qui se passait dans l'appartement de l'exarque. Celui-ci venait d'être relâché. Il rencontra Danzas dans la cour de l'immeuble, rentra chez lui, consomma les saints dons et resta longtemps en prière.
Les policiers n'avaient pas apposé les scellés sur la porte secondaire de l'église qu'ils n'avaient pas remarquée; il devint néanmoins pratiquement impossible d'y célébrer les offices. Danzas mit donc son salon à la disposition de la paroisse. On y éleva un petit autel que cachait un paravent, une fois les offices terminés. Durant les premiers jours qui suivirent, la célébration se fit de la manière la plus discrète possible pour une assistance très réduite. La veille de la Noël de cette année 1922, on s'enhardit à chanter à mi-voix l'office du soir. Tout se passa sans incident. A partir de ce moment, on décida de célébrer de la même manière les offices du dimanche et des fête. Il y eut hélas un voisin pour dénoncer la petite communauté. Le 6 janvier, fête de la Théophanie les fidèles venaient de communier et l'exarque terminait la divine liturgie lorsque retentit soudain un coup de sonnette d'une violence inouïe. Les habitués comprirent: c'était la police ! Danzas ouvrit; quatre policiers entrèrent.
Impossible de cacher la réalité. Tout parle ; encens, cierges, icônes, un prêtre en ornements...
Les policiers restèrent sur place pendant quelques instants puis se retirèrent en grommelant des invectives contre les ruses des "popes".
Les offices reprirent pour quelques semaines encore dans une atmosphère et un recueillement des catacombes. Ceux qui y prirent part n'en perdirent jamais le souvenir.
Le soir, avant de rentrer chez lui, Féodoroff, aimait à aller s'agenouiller devant son petit autel de fortune. Il y restait seul en prière parfois pendant plusieurs heures consécutives ;
Pendant toute cette période, des tractations se poursuivaient entre l'archevêque Ciéplak et le gouvernement soviétique au sujet des biens de l'Eglise catholique. Les Soviets exigeaient qu'à l'avenir ces biens soient gérés intégralement par des comités de laïcs, sous le contrôle de l'Etat. Le Saint-Siège avait refusé: l'archevêque s'efforçait de trouver un compromis. .. Sans attendre, les Soviets avaient fermé et scellé les églises catholiques de rite latin à Petrograd et les fidèles de la ville se trouvèrent privés de leurs églises pour la fête de Noël 1922.
Un mois plus tard, début février 1923, l'évêque latin Mgr Ciéplak , l'exarque et 13 curés de paroisses catholiques de Petrograd, reçurent l'ordre de gagner Moscou pour y comparaître devant la haute cour révolutionnaire. Ils étaient accusés de multiples infractions aux lois soviétiques. Féodoroff en particulier, était inculpé d'avoir résisté au décret dépouillant les églises de leurs vases sacrés, d'avoir entretenu des relations criminelles avec l'étranger, d'avoir enseigné la religion à des mineurs et enfin de s'être livré à la propagande contre-révolutionnaire. Quelques uns des autres prêtres se voyaient en outre accusés d'espionnage en faveur des puissances étrangères, c'est-à-dire de la Pologne.
La police décida d'éviter cette fois des arrestations trop spectaculaires. Elle enjoignit aux prêtres de partir ensemble, le même soir. Chacun devait prendre son billet à ses frais; deux compartiments leur étaient réservés dans le même train.
Les prêtres se mirent en route la nuit du 2 au 3 mars. Tous les catholiques de Petrograd qui le purent vinrent à la gare faire leurs adieux à leurs pasteurs. Ce fut une manifestation grandiose et profondément émouvante, Mgr Ciéplak avait fait demander avec insistance par ses prêtres à tous les fidèles d'éviter rigoureusement tout geste qui eût pu provoquer du désordre et entraîner l'intervention de la force armée qui encerclait la gare du pays. Les Polonais n'ont jamais manqué de courage ni d'attachement à leurs prêtres. Comme ils constituaient la grosse majorité de cette foule nombreuse et indignée, une étincelle eût suffi à mettre le feu aux poudres et à provoquer et à provoquer une échauffourée avec les soldats mais les recommandations de l'Archevêque furent finalement observées. Quand le train se mit en branle, Mgr Ciéplak et les autres prêtres, debout aux fenêtres, bénirent leur fidèles et la foule qui, jusqu'à ce moment, se tenait rangée en silence sur le quai, entonna le "Sub tuum praesidium" - "Nous nous plaçons sous votre garde, Vierge Marie, " Elle ne cessa de chanter que lorsque les lumières du train furent évanouies dans l'obscurité de la nuit.
Les prêtres n'arrivèrent à Moscou que le surlendemain 5 mars. Les ecclésiastiques d'origine polonaise furent autorisés à prendre logement au presbytère de l'église latine des SS Pierre-et-Paul ; l'exarque séjourna seul chez des amis. Le samedi 10 mars, à 18.30 h , tandis que l'archevêque et ses prêtres prenaient leur repas, le presbytère fut encerclé par l'armée; les prêtres furent chargés sur un camion ouvert, entourés de soldats et promenés d'une manière injurieuse à travers les principales rues de Moscou jusqu'à un immeuble du gouvernement situé au 6 du boulevard Pretchistenky. A minuit, l'exarque fut à son tour mis aux arrêts et conduit auprès des prêtres latins. Les prêtres furent maintenus dans deux pièces de l'immeuble et contraints de dormir les uns sur des chaises, les autres sur des planches. Deux jours plus tard, à 2.30 h de l'après-midi, ils furent de nouveau transportés à travers la ville et transférés à la prison Boutyrka . Le P. Walsh qui suivait assidûment leurs déplacements pris à cœur de leur faire parvenir chaque fois un peu de nourriture de la part de la Mission Pontificale toujours en pleine activité en Russie.
Dès que le Saint-Siège fut informé de l'arrestation de l'Archevêque et de ses prêtres, le cardinal Gasparri, secrétaire d'Etat, fit une démarche pressante auprès de M.Vorovsky, chef de la Mission Soviétique à Rome, mais celui-ci se contenta de l'assurer de ce que la vie d'aucun des accusés n'était en danger. L'archevêque anglican de Cantorbéry, l'archevêque luthérien d'Upsala, le Cardinal Mercier de Malines, une des personnalités les plus respectée d'Europe, de nombreux gouvernements, intervinrent à leur tour mais sans obtenir de résultats positifs. Le procès commença le 21 mars et se prolongea pendant cinq jours. Les séances se tinrent dans une salle de danse de l'ancien club des nobles appelée "la chambre bleue" à cause de la couleur de ses murs. Le P.Walsh les suivit toutes aidé d'un sténographe russe. Les accusés étaient au nombre de seize: l'archevêque, Mgr Ciéplak,; l'Exarque Léonide; treize prêtres et un laïc. Il n'y avait pas de jury; la sentence était prononcée par trois juges, tous les trois communistes; le premier, un certain Galkine, était un prêtre apostat; le second était un ouvrier; le troisième, un paysan. Seize soldats, baïonnette au canon, un par accusé, montaient la garde.
L'exarque, observe le capitaine anglais Françis McCullagh, qui suivit le procès au titre de journaliste, était, à plusieurs points de vue, la figure la plus marquante du tribunal. Bel homme, solidement bâti, à la fleur de l'âge, au visage vigoureux et aimable, il faisait songer au Christ des peintures. Il présentait un de ces types d'hommes que l'on rencontre souvent parmi les paysans russes. Avec de longs cheveux noirs, une barbe majestueuse et la soutane ample des ecclésiastiques russes, il formait un contraste frappant avec les prêtres de rite romain rasés, aux soutanes ajustées, aux cheveux coupés ras. Il proclama qu'il était fils de cuisinier et petit-fils d'un serf et cependant tout son comportement fut aussi majestueux que s'il était né dans la pourpre.
Le chef d'accusation était triple; les prêtres avaient donné l'instruction religieuse à des enfants; ils avaient refusé de livrer les biens de l'Eglise. Ils avaient continué à célébrer les offices après la fermeture des églises. La lecture de tous ces griefs dura exactement une heure.
Dès le début, le procureur Krylenko , un communiste extrémiste, ne put cacher sa haine;
Dès le second jour, l'exarque fut pris à partie par Krylenko à propos de la livraison des biens d'Eglise.
Après avoir interrogé les autres prêtres, sur le même point, Krylenko revint à la charge;
L'interrogatoire de l'archevêque Ciéplak ne commença que le second jour, à 11 h du soir.
Ce détail à lui seul suffirait à montrer quel méprisable personnage était le procureur Krylenko ; il commençait à onze heures de la nuit l'interrogatoire d'un vénérable ecclésiastique usé par l'âge, il allait avoir 70 ans, et épuisé par deux journées de continuelles tensions.
Le troisième jour, le procureur prit de nouveau l'exarque à partie et l'interrogea sur ses origines. les endroits où il avait fait ses études, les différents rites dans l'Eglise catholique. Il lui reprocha en particulier d'avoir rédigé avec un prêtre orthodoxe le père Kouznetzofff , condamné et fusillé depuis, un mémorandum sur "la séparation de l'Eglise et de l'Etat dans la Russie bolchevique ". L'exarque confirme et ajoute ;
Le quatrième jour, dans un long réquisitoire, le citoyen Krylenko s'en prit de nouveau tout particulièrement à l'exarque:
A la fin de son discours, Krylenko, demanda la peine de mort, à titre d'exemple contre les deux ecclésiastiques les plus en vue, c'est-à-dire l'archevêque Ciéplak et Mgr Budkiewicz. Son réquisitoire terminé, pendant le plaidoyer des avocats, il se plongea dans la lecture d'un roman.
Deux avocats défendirent les prêtres de rite latin. L'exarque voulut lui-même exposer sa défense et commença par cette déclaration;
L'exarque poursuivit sa défense en exposant comment il s'était d'abord réjoui de la séparation de l'Eglise et de l'Etat, espérant qu'elle entraînerait plus de liberté pour les catholiques puis, combien par la suite, il avait été déçu sur ce point. Puis il aborda la question du catéchisme aux enfant.
Le président;
Vous critiquez les lois du Gouvernement soviétique.
Féodoroff:
J'explique seulement ma conception religieuse. D'après la constitution , je puis propager mes idées religieuses. Pourquoi ne puis-je pas le faire parmi les enfants?
Le président;
la loi le défend ! Vous n'expliquez pas votre conception religieuse, vous faites une argumentation raisonnée.
Féodoroff:
Je ne puis pas m'empêcher de présenter mes raisons; Je ne puis prendre mon cœur dans mes mains et vous le montrer. Si nous jouissons vraiment de la liberté de conscience, on ne peut nous brûler sur un bûcher.
Le président l'interrompit mais l'exarque reprit;
Féodoroff.
Bien ! Laissez-moi alors vous expliquer l'état de nos âmes d'une autre manière. Notre foi est le seul moteur de notre vie religieuse. C'est elle qui nous pousse à convertir d'autres hommes. Si les communistes se voyaient interdire d'enseigner les principes communistes avant l'âge de 18 ans, obéiraient-ils à cette défense? Pourquoi alors la loi nous prive-t-elle du droit de transmettre à nos enfants notre foi religieuse? Toutes les publications traitant ces sujets ont été défendues en Russie.
Le Président
Avez-vous tâché d'en obtenir de l'étranger?
Féodoroff
Oui. les livres de philosophie ont pu passer. Les livres de théologie ont été confisqués à la frontière.
Le président
Vous auriez dû mentionner cela à l'interrogatoire préliminaire et vous auriez pu porter plainte. Maintenant c'est trop tard.
Féodoroff
Laissez-moi achever. Les objections que nous avons exprimées au gouvernement n'avaient rien de révolutionnaire. Je tiens à le répéter. La confiscation des biens de mon Eglise s'est faite sans rencontrer de résistance. On nous reproche de n'avoir pas voulu livrer les biens de l'Eglise dans le noble but de sauver les affamés. Laissez-moi vous rappeler les quarante wagons de nourriture envoyées par le pape Benoît XV et les cent vingt mille enfants nourris en ce moment par le pape Pie XI.
Le président
Qu'est-ce que cela peut faire? Le pape peut aider les affamés et les catholiques peuvent néanmoins résister à la loi. Parlez-nous de vos propres affaires!
Féodoroff
J'y viens.
Le président
Il est grand temps que vous y veniez !
Féodoroff
Je n'ai jamais rien caché. Le gouvernement savait tout et il ne peut m'accuser d'avoir prit part à des organisations secrètes. Tous les malentendus s'expliquent par des ordonnances contradictoires reçues du gouvernement.
Nous n'avons su comment nous en dégager. Nous ne sommes coupables ni de contre-révolution, ni d'avoir formé une organisation secrète, encore bien moins d'avoir voulu résister au gouvernement soviétique ou d'avoir voulu le renverser. Je n'ai rien d'autre à dire.
Dans sa plaidoirie, un des avocats des prêtres polonais, M. Boristcheff-Pouchkine, avait proposé que les prêtres soient tout simplement expulsés de Russie. Krylenko repoussa cette proposition :
Invité à parler une dernière fois pour sa défense l'exarque déclara :
Le président
C'est là votre conclusion?
L'exarque
C'est ma conclusion et au-delà une impression très douloureuse. Je ne puis rien ajouter d'autre.
Au jugement du Capitaine McCullagh, le discours de l'exarque projeta à lui seul beaucoup plus de lumière sur les contradictions et les injustices des accusateurs bolcheviques que les plaidoyers des autres avocats.
Il démontra habilement combien tout ce procès n'était qu'une comédie préparée d'avance, mais il le fit sans aigreur, comme un homme dont la position est tellement solide qu'il n'y a aucun besoin de se défendre, comme un pasteur moins préoccupé de sauver sa vie que d'empêcher ses persécuteurs de commettre un acte manifestement injuste.
Au cours du procès, il ne manqua pas de souligner qu'il ne dépendait d'aucun évêque latin polonais mais du Métropolite Cheptizky de Lvov qui était alors précisément en difficulté avec le gouvernement polonais. Il montrait ainsi combien il était injuste de l'accuser de travailler pour la Pologne.
Au cours du procès, un des prêtres latins chancela sous le poids de la fatigue. De santé manifestement moins robuste, il semblait ne plus suivre le fils des dialogues et, interrogé par Krylenko, il se contentait de répondre même aux questions insignifiantes ; "Je suis un prêtre catholique."
Survint une brève interruption du procès. Quand les prisonniers revinrent au banc des accusés, on remarqua que le prêtre en question ne reprit pas sa place antérieure. Il vint s'asseoir entre l'exarque et le plus jeune des accusés, le père Edouard Yunevitch, originaire de la Biélorussie et, il ne quitta plus cette place jusqu'à la fin du procès. Manifestement, l'exarque et son jeune confrère l'avaient remis sur pieds; il avait retrouvé de la vigueur et lors des interrogatoires auxquels il fut de nouveau soumis, il parla avec autant de clarté et de fermeté que d'autres.
Le dernier jours, les accusés purent prendre une dernière fois la parole très brièvement. L'exarque parla le dernier.
Les juges firent attendre les accusés pendant huit heures, puis ils revinrent de manière à lire les sentences exactement à minuit. L'archevêque Jean Ciéplak et Mgr Budkiewicz furent condamnés à être fusillés. L'exarque Léonide Féodoroff fut condamné à dix ans de prison. Tous leurs biens furent confisqués.
La parodie du procès terminée, les prisonniers furent entassés dans un camion complètement clos et reconduits à la prison de Boutyrka.
Il était dix heures du matin.