Les trois Forces Article de Vladimir Soloviev (en 1877)

Les trois forces

article de Vladimir Soloviev (1877)

Depuis le commencement de l'histoire, trois forces fondamentales ont dirigé le développement de l'humanité. (1)

(1) En donnant à la presse ce discours tel qu'il a été prononcé durant la séance publique, de la société des amis de la littérature russe", j'estime nécessaire de faire observer qu'un développement plus détaillé de ce même sujet sera donné par moi dans les prolégomènes historiques de l'ouvrage Des principes du savoir intégral, (en presse).

La première tend à soumettre l'humanité, dans toutes les sphères et à tous les niveaux de sa vie, à un seul principe supérieur : elle tend, dans cette unité exclusive, à mêler et à fondre toute la multiplicité des formes particulières, à étouffer l'autonomie de la personne, la liberté de la vie personnelle. Un seul maître et une masse dans sa vie d'esclaves, voilà l'unique résultat de cette force. Si elle obtenait la prépondérance exclusive, l'humanité se trouverait pétrifiée dans l'uniformité sans vie et l'immobilité.

 

Mais, en même temps, que cette force, s'en exerce une autre qui lui est directement opposée; elle tend à démanteler la forteresse de l'unité morte, à donner partout la liberté aux formes particulières de vie, la liberté à la personne et à son activité ; sous son influence, les élements isolés de l'humanité deviennent les points de départ de la vie, agissent exclusivement d'eux-mêmes et pour eux-mêmes; l'universel perd sa signification d'être réel fondamental, il se transforme en quelque chose d'abstrait, de vide, en une loi formelle et finalement il se trouve privé de tous sens. Egoïsme universel et anarchie, multiplicité d'unités isolées sans aucun lien entre elles, voilà l'expression exrême de cette force. Si elle obtenait la prépondérance exclusive, l'humanité se désagrégerait en ses éléments constitutifs, le lien vital se briserait et l'histoire s'achèverait en une guerre de tous contre tous, en un  suicide de l'humanité.

 

Ces deux forces ont un caractère négatif, exclusif ; la première exclut la libre multiplicité des formes particulières et des éléments personnels, le libre mouvement, le progrès ; la seconde se comporte de façon tout aussi négative envers l'unité, envers le principe suprême et universel de la vie, et elle déchire la solidarité de tout. S'il n'y avait eu que ces deux forces pour régir l'histoire de l'humanité, il n'y aurait eu en elle rien d'autres qu'hostilité et combat ; il n'y aurait eu aucun cotenu positif; en fin de compte l'histoire n'aurait été qu'un mouvement mécanique déterminé par deux forces opposées ; leur résultante. L'intégralité intérieure et la vie intérieure font défaut à ces deux forces, et par conséquent elles ne peuvent pas non plus les donner à l'humanité. Mais l'humanité n'est pas un corps mort et l'histoire n'est pas un mouvement mécanique, aussi la présence d'une trosième force est-elle nécessaire, une force qui donne un contenu positif aux deux premières, les libére de leur exclusivisme, concilie l'unité du principe suprême avec la libre multiplicité des formes et des élements particuliers et crée de la sorte l'intégralité de l'organisme humain universel et lui donne une vie intérieure paisible. Effectivement nous trouvons toujours dans l'histoire l'action conjointe de ces trois forces, et la différence entre telle et telle culture ne tient qu'à la prédominance de l'une ou de l'autre de ces forces, laquelle tend à sa propre réalisation bien que, pour les deux premières forces, à raison précisément de leur exclusivisme une réalisation plénière est physiquement impossible.

 

Si nous faisons abstraction de l'antiquité, et que nous nous limitions à l'humanité contemporaine, nous remarquons l'existence conjointe de trois mondes historiques, de trois cultures nettement distinctes entre elles, à savoir l'Orient musulman, la civilisation occidentale et le monde slave; tout ce qui existe en dehors d'eux n'a aucune signification universlle globale, et n'exerce pas d'influence directe sur l'histoire de l'humanité. Quelle est la relation de ces trois cultures avec les trois forces fondamentales du développement de l'histoire?

L'Orient musulman

En ce qui concerne l'Orient musulman il n'y a aucun doute qu'il se trouve sous l'influence de la première force ; la force de l'unité exclusive. Tout est soumis à l'unique principe de la religion, et en outre cette religion elle-même apparaît avec un caractère extrêmement exclusif, niant toute multiplicité de formes, toute liberté individuelle. La divinité dans l'Islam apparaît comme un despote absolu, qui a créé selon son bon plaisir l'univers et les hommes, lesquels ne sont que des instruments aveugles dans ses mains ; l'unique loi de l'être pour Dieu, c'est son bon plaisir;pour l'homme, c'est un destin aveugle et inéluctable. Au pouvoir absolu de Dieu correspond chez l'homme une impuissance absolue. La religion musulmane avant tout écrase la personne, ligote l'activité personnelle, et en conséquence, on le comprend toutes les manifestations et formes diverses de cette activité sont entravées, ne s'individualisent pas, sont tuée dans l'oeuf. C'est pourquoi dans le monde musulman tous les domaines et degrés de la vie sociale apparaissent en état de fusion, de mélange, privés d'autonomie les uns par rapport aux autres et tous ensemble soumis à la seule domination écrasante de la religion. Dans le domaine social, le mahométisme ne connaît pas de différence entre Eglise, Etat et société civile proprement dite. Tout le corps social musulman constitue une masse compacte indistincte, sur laquelle trône un unique despote qui réunit en lui le pouvoir suprême, tant spirituel que temporel. L'unique code légsilatif qui définit tous les rapports ecclésiaux, c'est le Coran; les représentants du clergé sont en même temps juges ; d'ailleurs il n'y a pas de clergé au sens propre, pas plus qu'il n'y a de pouvoir civil particulier, mais ce qui règne c'est le mélange de l'un et de l'autre.

 

Un pareil mélange règne aussi dans le domaine théorique et spéculatif : dans le domaine musulman n'existe - à proprement parler - ni science positive, ni philosophie; ni véritable théologie;mais seulement une sorte de mixture faite des misérables dogmes du Coran, de fragments de conceptions philosophiques quelconques - empruntées aux Grecs - et de quelques connaissances empiriques. (2)

(2) La philosophie du Moyen-Âge n'a pas une seule idée originale, elle n'a fait que remâcher Aristote. En tout cas, cette philosophie s'est avérée stérile et n'a laiisé aucune trace en Orient.

En général tout le domaine spéculatif chez les Musulmans ne s'est pas distingué, ne s'est pas isolé de la vie pratique, le savoir n'y a qu'un caractère utilitaire, il n'y a pas d'intérêt autonome pour la théorie.

 

En ce qui concerne l'art, - la création artistique - lui aussi est également privé de toute autonomie, et très faiblement développé en dépit de la riche imagination des peuples orientaux : le joug d'un principe religieux unilatéral a empêché cette imagination de s'exprimer en des images idéales objectives. La sculpture et la peinture, on le sait, sont nettement interdites par le Coran et elles n'existent pas du tout dans le monde musulman. La poésie n'a pas dépassé cette forme immédiate qui existe partout où l'on trouve l'homme, c'està-dire la poésie lyrique. (3)

(3) La riche poésie persane n'appartient pas au monde musulman ; une partie s'enracine dans la plus ancienne épopée iranienne, l'autre partie non seulement est restée étrangère à l'influence de l'Islam mais même est issue d'une protestation contre lui.

En ce qui concerne la musique,on y trouve reflétées de façon particulièrement claire les traits du monisme exclusif ; la richesse des sons de la musique européenne est tout à fait  inconpréhensible pour l'homme oriental : l'idée même d'harmonie musicale n'existe pas pour lui, il y voit seulement dissonance et caprice ; et sa propre musique (si l'on peut appeler cela musique) consiste uniquement en répétitions monotone des mêmes notes. Ainsi, tout comme dans le domaine des rapports sociaux et dans le domaine spéculatif, tout pareillement dans le domaine de la création la domination écrasante du principe religieux exclusif ne permet aucune vie, aucun développement autonome. Si la conscience personnelle est soumise absolument à un seul principe religieux extrêment misérable et exclusif, si l'homme se considère seulement comme un instrument indifférencié dans les mains d'une divinité qui est aveugle et n'agit que selon son bon plaisir arbitraire, alors on comprend qu'un tel homme ne puisse produire ni un grand politique, ni un grand savant ou philosophe, ni un artiste génial, il produira seulement un fanatique dément comme le sont les meilleurs représentants du mahométisme. (4)

(4) Je veux dire les saints et les derviches musulmans. Dans chaque religion la sainteté consiste en ce que, par une assimilation personnelle à la divinité, on atteint à la plus complète union avec elle. Mais ce qui est caractéristique, c'est la nature de cette union et par quels moyens elle est atteinte. Pour le derviche musulman elle se réduit à l'étouffement complet de la conscience et du sentiment propres, pûisque sa divinité exclusive ne supporte pas d'autre "je" à côté d'elle. Le but est atteint lorsque l'homme est amené à l'état d'inconscience et d'anesthésie en vue duquel sont utilisés des moyens purement mécaniques. Aiinsi l'union avec la divinité équivaut ici pour l'homme à l'anéantissement de son être personnel, et le mahométisme, dans son expression ultime et conséquente, n'apparaît que comme une caricature du bouddhisme.

 

Que l'Orient musulman se trouve sous la domination de la première de ces trois forces, celle qui écrase tous les élements vitaux et s'oppose à tout développement, c'est chose démontrée non seulement par les traits caractérisitques indiqués, mais encore par ce simple fait que, au cours de douze siècles, le monde musulman n'a pas fait un seul pas sur la voie d'un développement interne; on peut ici relever en ce domaine de progrès organique cohérent. Le mahométisme s'est conservé immuable dans l'état où il se trouvait sous les premiers califes mais il n'a pu conserver sa force d'antan, car selon la loi de la vie, si l'on ne va pas de l'avant, on recule par le fait même et dès lors il n'est pas étonnant que le monde musulman contemporain offre le tableau d'une si pitoyable décadence.

     

  La civilisation occidentale. 

La civilisation occidentale, on le sait, manifeste un caractère diamétralement opposée ; chez elle nous voyons un développement rapide et ininterrompu, un libre jeu des forces, une indépendance et une auto-affirmation exclusive de toutes les formes particulières et de tous les éléments individuels, signes qui montrent de façon indubitable que cette civilisation se trouve sous l'influence du deuxième des trois principes historiques.Déjà le principe religieux lui-même qui sert de base à la civilisation occidentale, tout en ne représentant qu'une forme de christiansime unilatérale,et par conséquent mutilée, était pourtant incomparablement plus riche et plus apte au développement que l'Islam Mais de plus, ce même principe, dès les tout premiers de l'histoire occidentale, ne s'est pas manifesté comme une force exclusive qui écrase tous les autres : volens nolens il a dû compter avec d'autres principes qui lui étaient étrangers. Car, en même tempsque celle qui représente l'unité religieuse - l'Eglise romaine - entre en scène le monde des barbares germains qui accueille le catholicisme mais qui est loin d'en être pénétré puisqu'il conserve un principe non seulement différent du principe catholique mais même carrément hsotile : le principe d'une absolue liberté individuelle, d'une supêrme valeur de la personne. Ce dualisme originel  du monde romano-germanique a servi de fondement à de nouvelles singularisations. Car, en Occident, chaque élément particulier ayant en face de lui non point un seul principe qui l'eût entièrement dominé mais deux principes opposés et mutuellement hostiles, s'est du fait même trouvé libre : l'existence de l'autre principe l'a libéré de la domination exclusive du remier et vice-versa.  ; 

 

 



13/01/2017
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