Léonide Féodoroff: Tiraillements à Petersbourg
Tiraillements à Pétersbourg
Pendant que dans la solitude l'hiéromoine Léontii priait et méditait, maniait le marteau, la fourche et parfois aussi la plume, à Pétersbourg, l'intrépide Nathalie Ouchakoff menait une lutte sur trois fronts. Elle luttait avec le clergé polonais dont l'hostilité envers la paroisse russe ne cessait de croître, elle luttait avec le P.Alexis qui multipliait ses originalités; elle luttait surtout avec les agents du gouvernement pour obtenir la reconnaissance d'une oeuvre dont le sort, sans confirmation officielle, resterait extrêmement fragile.
Après de multiples démarches, elle obtient pour le 3 janvier 1912 une audience de Makaroff, ministre de l'intérieur. Ce que nous désirons, répète-t-elle une fois de plus, c'est de jouir des mêmes droits que ceux dont jouissent les étrangers chez nous, les Allemands, les Polonais, les Français, c'est-à-dire d'avoir notre église, nos prêtres, notre sermon en russe.
Makaroff: Zertchaninoff sera autorisé. Pour Deibner, c'est impossible, il a caché son caractère sacerdotal.
Ouchakoff; Il ne l'a pas caché quand on l'a interrogé. Il n'a pas été le déclarer, c'est vrai, mais il y a une différence. A ce moment, il n'y avait pas encore d'église. Le manifeste de tolérance religieuse n'avait pas encore été publié; on ne jouissait pas encore de la liberté théorique actuelle. Pourquoi serait-il allé le déclarer? Mais maintenant qu'il a régularisé sa situation, nous voulons l'avoir comme prêtre.
Makaroff : Et pourquoi n'allez-vous pas à l'église française?
Ouchakoff; Parce que nous n'avons rien à y faire ! nous voulons avoir la nôtre !
Le ministre se leva et garda le silence pendant un temps assez long. Mlle Ouchakoff se leva aussi, mais poursuivit debout ;
Makaroff; Mais qu'est-ce cela? C'est l'Unia"
Le ministre salua, la visiteuse se retira. En mars, c'est-à-dire trois mois plus tard, elle reçut un billet officiel laconique annonçant qu'aucune autorisation ne pouvait encore être donnée, qu'il fallait au préalable mener une enquête sur "les bonnes dispositions politiques des paroissiens".
Plus pénible encore pour Mlle Ouchakoff était l'attitude du nouvel archevêque latin de Mohilioff, dont relevaient les catholiques de Pétersbourg. Par antipathie personnelle, pensait-on, et aussi par crainte excessive du gouvernement, il trouvait sans cesse de nouveaux prétextes pour contrecarrer l'action des Russes catholiques et pour n'exécuter qu'avec une lenteur desespérante les consignes qu'il recevait de Rome à leur sujet.
Le problème de la pureté du rite restait l'objet de controverses âpres et pénibles. Chaudement approuvé par l'archevêque Klioutchinsky, le P. Zertchaninoff défendait les latinisations qu'il avait introduites dans les cérémonies byzantines. Certains catholiques russes lui opposaient que le but final poursuivi était l'union entre l'Eglise russe et l'Eglise romaine, qu'il fallait donc témoigner non seulement par des mots, mais par des faits et des actes de ce que, en cas d'union, l'Eglise russe n'aurait rien à modifier de ses traditions liturgiques. Le père Deibner était déconcerté par ces conflits, il restait flottant et indécis.
Finalement, les Assomptionnistes de Pétersbourg obtinrent que Rome parlât. Le cardinal Merry Del Val, secrétaire d'Etat, écrivit à Mgr Klioutchinsky que les prêtres catholiques de rite byzantin-russe devaient célébrer les offices comme les prêtres de l'Eglise russe synodale, sans rien retrancher, ajouter ou modifier. "Nec plus, nec minus, nec aliter".
Ces mots devenus une formule lapidaire seront sans cesse invoqués comme une consigne précise pour la solution des problèmes ultérieurs. Le cardinal précisait ensuite que le clergé latin y compris l'archevêque de Mohilov, devait s'abstenir de toute intervention dans les questions liturgiques des Russes catholiques.
Mlle Ouchakoff savait par sources privées que le pape l'approuvait. Elle alla de l'avant. Catholique de rite byzantin, elle ne dépendait pas de l'archevêque de Mohilov. Elle résolut donc de ne tenir aucun compte de sa mauvaise humeur. Au nord de Saint-Péterbourg, dans la partie de la ville appelée Peterbourgskaïa Storona, au n° 42 de la rue BarmalaIeva, elle loua un appartement assez vaste et y organisa une nouvelle chapelle où le P.Deibner seul célébrait dans toute la pureté du rite byzantin. La chapelle fut inaugurée solennellement le 30 septembre 1912. L'assistance fut nombreuse et le choeur, élément essentiel pour les offices dans le rite russe, fut excellent. Mlle Ouchakoff exultait de joie.
Mle Ouchakoff jouissait cependant de l'appui sans réserve des religieux français résidant à Saint-Pétersbourg, en particulier du Père Lagrange, dominicain et du Père Beaurain assomptionniste.
L'évêque latin finit par devenir lui aussi favorable. En fin d'année, Nathalie Ouchakoff, écrivait
L'activité de la paroisse ne se limita pas au service liturgique. Elle vit naître un cercle d'assistance aux pauvres et en janvier premier numéro d'un journal mensuel russe catholique sorit de presse: "Slovo Istini" la parole de Vérité". Hélas, la paroisse ne devait pas vivre en paix plus de trois mois. Une initiative prise par le P.Deibner qui n'avait pas rallié l'assentiment de ses fidèles prêtait l'équivoque et, de ce chef, la critique. A l'entrée de l'immeuble où se trouvait sa chapelle il avait placé l'inscription "Eglise orthodoxe catholique".
Les termes "orthodoxes" et "catholiques" en plus de leur sens étymologique et formel, ont acquis un sens historique bien précis. Le P.Deibner pouvait certainement appeler son église orthodoxe puisqu'à ses yeux, on y prêchait la seule vérité authentique , mais pour la très grosse majorité des passants, ce mot "orthodoxe" évoquait l'Eglise nationale russe non unie à Rome. Le père affaiblissait sa bonne cause en ne prenant pas sur ce point une position nette et inattaquable. Des amis dévoués, telle la princesse Marie Volkonsky, avaient tenté en vain de l'en convaincre.
Le dimanche 10 février 1913 quelques instants avant de commencer la liturgie, entra Mgr Nicandre, évêque orthodoxe de Nirva et coadjuteur du Métropolite de Saint-Pétersbourg. Il demanda au Père Deibner qui l'avait ordonné puis dit aux fidèles ;
Le lendemain, concert général dans la presse. Sous le titre "les Jésuites à Petersbourg" Novoie vremia, le principal quotidien, et les autres journaux de la capitale racontaient avec émoi l'événement. Impressionnée par ces rumeurs la police fit sceller les deux chapelles, celle de la rue Barmalieva et de la rue Poloziovaia.
Mlle Ouchakoff courut protester auprès du département des cultes étrangers. Elle reçut pour réponse que "les offices n'étaient pas autorisés sous cette forme". Nous pensions que vous célébriez la messe latine en russe."
Nathalie Ouchakoff continua à remuer ciel et terre pour faire enlever les scellés. Lvoff lui promit une intervention à la Douma sur l'incident.
A la fin de mars, une nouvelle déception attendait la communauté des Russes catholiques. Le député Lvoff annonça qu'il ne pouvait pas faire d'interpellation à la Douma parce que l'évêque catholique Mgr Klioutchinsky, n'avait élevé aucune protestation. Son silence équivalait à une désapprobation du P.Deibner; comment la Douma pourrait-elle défendre un prêtre qui semblait blâmé par son évêque?
La presse étrangère rapporta l'incident et naturellement le pape Pie X fut mis au courant. Il ne put intervenir auprès du gouvernement du Tsar mais fit parvenir au P.Deibner une lettre d'approbation et d'encouragement qui apporta au petit groupe réconfort.
Quand ces nouvelles parvinrent à Kamenitsa, le hiéromoine Léontii projetait un voyage en Orient, en particulier ua Mont Athos; il comprit que son devoir lui imposait de reporter à plus tard l'exécution de ses projets. Renonçant à ses goûts personnels, en fin d'année, il arriva à Pétersbourg.
Sa présence réveilla les courages. Il convoqua sans tarder une réunion de la communauté russe catholique. Tous y vinrent . Le père Léonide félicita les fidèles de leur courage et les conjura de rester unis s'ils voulaient réaliser la fin qu'ils poursuivaient.
Le père rapporte que la paroisse comptait alors 43 catholiques très militants et 700 autres qui résidaient à une grande distance.
Pendant ce temps, la chapelle était restée intacte. Avec confiance on attendait des temps meilleurs pour la rouvrir. Lors de sa fermeture, la police n'avait apposé les scellés que sur la porte extérieure, elle avait négligé une porte intérieure par laquelle les fidèles pouvaient encore y pénétrer. Le P.Léonide n'hésita pas à profiter de cet oubli pour recommencer discrètement la célébration des offices. Les fenêtres extérieures furent voilées et, pendant la semaine sainte de 1914, entouré des fidèles les plus fervents et les plus sûrs, il y chanta les offices du vendredi et samedi saints et ceux de la nuit de Pâques
Mais la police veillait. Au début d'avril, le P.Féodoroff reçoit un billet anonyme dans lequel une personne lui déclare qu'elle a appris par des amis son arrivée inopinée à Pétersbourg. Elle décrit ses luttes intérieures, les dangers de pécher auxquels elle se trouve exposée; elle lui déclare ne pouvoir venir chez lui mais lui demande en grâce une entrevue.
Le P.Léonide interrogea l'un ou l'autre de ses amis; aucun ne put lui donner d'indication sur cette personne et il ne tint aucun compte du billet.
L'immeuble dans lequel se trouvait la chapelle catholique avait issues sur deux rues. Le lendemain, lorque le père veut sortir de la ville, il constate qu'à chacune des issues se trouvent deux hommes qui l'observent. L'un d'eux continue à la suivre par les rues où il avance. Il parvient cependant à le dépister. Le jour suivant, il retrouve les quatre observateurs en face de la maison où il a logé. Il parvient une seconde fois à se défaire d'eux, mais quitte sans plus tarder Pétersbourg pour Moscou. Peu de jours après, la dame qui l'avait hébergé est convoquée par le préfet de police qui lui reproche amèrement d'avoir accueilli un secrétaire du Métropolite Cheptitzky.
Le pasage du P.Léonide par la capitale avait eu trois résultats bien tangibles. Le père avait ranimé l'espoir dans les coeurs; il avait ensuite rédigé une nouvelle requête à présenter au gouvernement pour l'ouverture d'une chapelle; il avait enfin sauvé du naufrage la revue Slovo Istini. Il rédigea lui-même quelques articles, lui trouva dix-huit collaborateurs et fit monter à plus de trois cents le nombre de ses abonnés.
A Moscou, chez Mr et Me Abrikosoff, il trouve un groupe de catholiques russes très fervents mais sans prêtre, plus préoccupés de vie intérieure . "La sanctification de ses membres actuels, tel est ici le premier but du Foyer catholique russe", écrit-il. De Moscou, il continue sa tournée par Nijni-Novgorod, Saratov et Riazan et enfin quitte la Russie par la frontière roumaine.
Des bruits d'armes et une âcre odeur de poudre flottaient alors dans l'atmosphère de toute l'Europe.
La suite : La guerre. Exil en Sibérie