L'avènement du Christianisme En Russie.
L'avènement du Christianisme en Russie
(Article de Serge Obolenski dans Plamia septembre 1990)
La crise du monde barbare et la solution chrétienne avec ses effets obtenus et ses effets non obtenus.
1. Les limites de notre sujet
Dans ces pages il ne sera question que de la christianisation de la Russie et non de l'histoire du christianisme russe. Plus précisément, l'exposé sera limité aux événements compris entre le temps du baptême des habitants de Kiev (988 ou 989) et le milieu du XIVe siècle. Considérée d'un point de vue politique, la période examinée ici s'ouvre par la mort du prince Sviatoslav (972 ou 973), qui fut le père de Vladimir et donc, le dernier prince païen à avoir gouverné l'ensemble des terres russes, et elle se termine avec le gouvernement d'Ivan Kalita à Moscou (+ en 1341).
Une pareille époque de trois ou quatre cents ans a-t-elle été suffisante pour christianiser le pays? Il semble difficile de le présumer. En Occident, malgré la diffusion spontanée du christianisme qui avait eu lieu avant Constantin, jusqu'à la fin du VIe siècle sous le pontificat de Grégoire le Grand, la population restait païenne ou au moins non chrétienne à 20 ou 30 % (1)
Et encore faut-il ajouter que parmi ces chrétiens beaucoup avaient du accepter leur religion d'une façon plus ou moins libre. (2)
Ce qui nous intéresse ici c'est de savoir qui étaient ces hommes qui se convertirent avec Vladimir? Quel est le type de christianisme qu'ils accueillirent, quelles sont les formes de leur ancienne manière de vivre et de penser qu'ils durent abandonner, quelles furent celles dont ils n'arrivèrent pas à se défaire? Enfin, quels furent les résultats de la christianisation pour le pays? Un pays, soit dit en passant qu'il ne convient pas d'appeler la "Rus' de Kiev" mais "Rus de Kiev et de Novgorod". car il s'agit des territoires qui commandent la voie commerciale qui va de la Baltique à Byzance, la voie des Varègues aux Grecs."
La crise du monde païen-barbare.
Quand on parle ici de la crise du monde païen-barbare, on évoque la situation qui régnait dans cette zone de l'Europe septentrionale et Occidentale et aussi de l'Europe méridionale (l'Italie des Lombards et des Goths) marquée par les grandes migrations (du IIIe au VII e siècle) et qui connaissait des structures socio-économiques de type tribal.
De telles structures s'appuyaient sur des justifications idéologico-religieuses qui s'exprimaient dans des mythes (à la façon des Nibelungen) et qui conféraient aux us et coutumes païennes une certaine sacralité. En réalité, il n'existe pas d'idéologie des migrations, mais le passage à l'état sédentaire de ces nomades guerriers leur imposait de modifier leurs structures politico-religieuses en fonction de leur nouvelle situation et donc à renoncer à la sacralité des anciennes structures. En effet, on ne peut gouverner un territoire comme on dirige une tribu guerrière nomade (3)
Pour ces barbares en train de se sédentariser, le titre et la fonction royale conférés à leurs chefs apportaient une solution au problème dès lors qu'ils devenaient chrétiens. En effet, une nouvelle sacralité se substituait à la sacralité païenne : l'élévation d'un prince barbare - un Konung ou un Herzog, c'est-à-dire un chef de guerre - à la dignité de roi chrétien était confirmée par le couronnement et l'onction du sacre. Dans certains cas on parle, comme pour un prêtre, d'ordination (ordinatio regis). Dans la psychologie du peuple l'onction du sacre était assimilée à un sacrement et le régicide devenait sacrilège.
Le premier prince à recevoir l'onction sacrée semble avoir été Wamba (672) roi des Visigoths de Tolède. Dans cette ordination on trouve les trois éléments essentiels de l'institution de la royauté chrétienne-barbare :
- la "paterna antiquitas" : l'appartenance à une souche princière :
- le "juramentum" le serment ou la profession de fidélité à l'Eglise :
- "l'unctio" le geste sacré qui renvoie à l'onction de David par Samuel ( 1 Samuel 16.3)
Le roi chrétien devient souverain d'un territoire aux frontières définies. De plus, s'il le juge nécessaire, il peut concéder des fiefs contre un serment de fidélité et d'allégeance qui lie le vassal à son suzerain par des obligations précises de caractère militaire, financier, administratif et judiciaire. Pour obtenir un fief, il n'est pas nécessaire d'appartenir à la même souche que le roi, ce dernier trait du féodalisme est à relever.
Tels sont quelques traits significatifs du féodalisme en Europe occidentale. Mais dans l'Europe septentrionale et en partie orientale, le système féodal a été instauré d'une manière quelque peu différente autour de l'an Mil, lorsque le christianisme y fut introduit.
III - Les Varègues-Rus' et leur conversion
Il est désormais historiquement prouvé que la Rus' convertie avec Vladimir était une tribu suédoise qui gouvernait (ou en tout cas espérait à gouverner) un territoire de l'Europe orientale habitée par des tribus finnoises et slaves. Il s'agissait des Normands qui étaient là surtout pour protéger la voie fluviale "des Varègues aux Grecs", un des parcours obligé du trafic commercial depuis que, avec la conquête arabe de l'Afrique du Nord, la Mer méditerranée n'était plus sûre.
La première chronique russe, le récit des temps passés (ou Chronique de Nestor) raconte comment les Varègues-Rus' s'établirent en Russie occidentale :
Années 6368, 6369, 6370. Ils chassèrent les Varègues au-delà de la mer. et ne leur payèrent plus tribut, et ils se mirent à se gouverner eux-mêmes, il n'y avait plus de justice chez eux: les familles se disputaient contre les familles, et il y avait des discordes et ils se faisaient la guerre entre eux. Alors ils se dirent : "Cherchons un prince qui règne sur nous, et nous juge suivant le droit." Et ils allèrent au-delà de la mer des Varègues chez les Russes: car ces Varègues s'appelaient Russes: d'autres s'appelaient Suédois, d'autres Normands, d'autres Angles, d'autres Goths. Ceux-là s'appelaient ainsi. Or les Tchoudes, les Slaves, les Krivitches, les Ves, dirent aux Russes : " Notre pays est grand et riche: mais il n'y a point d'ordre parmi nous : venez donc nous régir et nous gouverner. " Et trois frères et emmenèrent avec leurs familles: ils allèrent d'abord chez les slaves, bâtirent la ville de Ladoga, et Rurik l'aîné s'établit à Ladoga ; le second Sinéous sur les bords du lac Blanc et le troisième Trouvor, à Isborsk. C'est un de ces Varègues que less Novgorodiens ont appelés Russes, et aujourd'hui les Novgorodiens appartiennent à la race Varègue, et ils étaient d'abord slaves (4)
Dans la Chronique, à vrai dire, le mot "Russe" n'existe pas mais celui de "Rus". Ce terme de "Rus" est un ethnonyme collectif, féminin, qui désigne un groupe humain qui peut être soit une tribu , soit une famille (souche?) soit une classe sociale. A ce terme, analogue à l'Israël biblique, correspond le substantif singulier "Rusin" pour le masculin et "Rusinska" pour le féminin. Dans une tardive latinisation, nous trouvons le terme "Ruthène", qui fut abusement emprunté au De bello gallico de César. En russe moderne, on utilise l'adjectif "russki".
L'origine du terme "Rus'" a été l'objet d'une polémique que l'ont peut dire dépassée. Voici comment Dvornik, qui fait autorité en matière d'histoire des anciens Slaves, expose la question :
La population employa un nom étrange pour désigner les nouveaux arrivants : la Rus' (Russes). De nombreuses théories ont été avancées pour expliquer cette dénomination. C'est chez les Scandinaves eux-mêmes, ou encore chez les Finnois, qu'il faut rechercher l'hypothèse la plus plausible de l'origine du mot "Russie". Ce mot semble s'apparenter au terme vieux-suédois "Rodi" ou "Rodshi" - en suédois moderne, ro, ros, rod, - qui signifie "canotage" ou "nage à la godille". Il existe en Suède une région, probablement la première région que connurent les Finnois, appelée "Roslagen" ou dans les anciens documents "Rodslagen". Il est logique de penser que les premiers Suédois qui entrèrent en contact avec les Finnois venaient de cette région. De plus, les Suédois sont encore de nos jours appelés Ruotsi et Rotsi par les Estoniens. Ce fut apparemment ce nom que les Finnois donnèrent aux premiers Suédois qui s'installèrent parmi eux. Les Slaves le transformèrent selon leur base phonétique en Rus, Rusi, probablement dès le huitième siècle. Il se peut que la forme byzantine ""Rhôs" provienne de la version des Septantes de la Sainte Ecriture où au Livre d'Ezéchiel,, un peuple est appelé faussement "Rhos". (5)
Dvornik remarque aussi : "L'implantation des Scandinaves parmi les Slaves de l'Est fut un des événements les plus chargés de conséquences de cette période de migration. (6)
Le professeur Amman, d'abord spécialiste de l'histoire scandinave avant de devenir spécialiste de l'histoire russe, identifie la "Rus" avec une tribu suédoise originaire du territoire de Roslagen (7)
Cette opinion rejoint celle de l'académicien russe E. Karski (1861-, lequel dans sa publication de la Rousskaïa Pravda (le premier code russe semblable aux autres Leges barbarorum) identifie la Rus, avec une tribu suédoise appelée "Ruotsi" (8)
Faut-il rappeler que cette thèse dite "normaliste", était condamnée en Union Soviétique, il n'y a pas si longtemps? Ainsi selon "La Grande Encyclopédie Soviétique) (2e édition) L'origine de l'ancien Etat russe fut conditionné par le processus interne du développement social-économique des Slaves" (Vol.30)
A cette époque normaliste s'opposait une autre qui voulait voir dans la Rus une tribu slave. Telle est la position de la deuxième édition de la Grande Encyclopédie Soviétique : "le terme "Rus" est le nom d'une tribu des Slaves orientaux, terme dont dériverait "Rossia" et "Rouski". (9)
Le professeur Kruchevsky tient pour sa part que le terme de "Rus" dérive du nom d'une rivière Ros qui est un affluent droit du Dnieper; (10)
A une époque plus récente, on a assisté à un changement d'opinion de la part de la Grande Encyclopédie Soviétique. Dans la troisième édition, au mot "Rus", on lit : : "La Rus" n'était pas une formation tribale ni ethnique mais une structure politique et étatique" (11)
Si cette définition est juste pour ce qui concerne la Rus comme Etat et comme structure politique du Xe siècle, elle ne tient pas compte de la nationalité des hommes qui furent à l'origine de cet Etat. Or ces hommes étaient ces mêmes Normands qui dès la fin du VIIIe siècle se sont répandus dans toute l'Europe et dont la présence est attestée dès le Xe siècle dans la Neustria carolingienne (Normandie).
Au cours des XIe et XIIe siècles, les Normands-Rus n'étaient pas encore assimilés aux autres habitants de Novgorod. En effet, selon la Rousskaïa Pravda: " l'homme tué est un Russe (Rusin), le vergelt (prix du sang sera de 40 livres..."
Les Slovenins sont les Slaves de Novgorod. La loi donc protège également deux ethnies différentes qui coexistent sur le même territoire : le Rusin est distingué du Slovenin mais pas privilégié par rapport à lui.
Qui étaient donc les Variags ou Varègues? Sur ce point les historiens sont tous d'accord : un Variag est un Vaeringjar scandinave, c'est-à-dire un homme lié par un "var" : serment de fidélité à l'égard de ses compagnons d'armes et de commerce, et à l'égard du Prince qu'il a choisi. A Byzance, aussi on les connaît et on les appelle "Varangoï" . Le Dictionnaire de l'Académie des Sciences de Moscou cite un texte de Grekov.
" Au IXe siècle en Europe et en particulier dans les territoires des Slaves orientaux, agissaient les Normands ou Varègues comme ils étaient appelés par les byzantins et les slaves. C'étaient des pillards et des commerçants." (12)
Au Xe siècle, le territoire gouverné par ces Variags-Rus comprenaient probablement les terres des Slovènes de Novgorod, des Krivitchi de Smolensk (fondée au Xe siècle) ainsi que les tribus finnoises Tchoud er Ves. Les Variags, guerriers et marchands, étaient pour la plupart des scandinaves mais parmi eux les Slaves ne manquaient pas. On assiste parfois à une certaine discrimination entre "Rus" et Slaves. Ainsi, au retour d'une expédition victorieuse contre, Oleg ordonne : " Que l'on couse des voiles de soie pour les Russes et des voiles de lin pour les Slaves" (13)
De même dans les traités avec Byzance, que ce soit le traité d'Oleg (911-912) ou celui de son successeur Igor (945), la clausule finale est "Selon la loi des Rus". Les slaves ne sont pas mentionnés.
IV - Le "Konung" et la crise du système.
Presque toutes les tribus scandinaves conservèrent jusqu'au IX-X e siècle la structure sociale dérivée de l'époque de leurs grandes migrations : des structures obsolètes et impraticables lorsqu'il s'agira de gouverner des territoires aux frontières définies.
L'institution des "Konung" (en vieux scandinave "Konungr") est caractéristique de ces peuples. Dans les tribus scandinaves le Konung était un chef exclusivement militaire. Au début, il était probablement élu par l'assemblée (Ting) des hommes libres. Le titre et la fonction du konung devinrent par la suite héréditaires. Le konung appuyait son pouvoir sur la "droujina" et le "trust", la troupe liée par un serment avec le konung et avec les autres membres. Chaque membre d'une famille bien déterminée, pourvu qu'il soit adulte, pouvait devenir konung. L'appartenance maternelle pouvait avoir son poids : Ainsi Vladimir eut quelques difficultés lorsqu'il demanda en mariage Rognede, fille du Prince de Potolsk parce que sa mère n'était pas de souche princière.
Les Princes russes, "les knjaz", ne sont au fond pas autre chose que des konung. Le féminin "Knjaginja" l'atteste mieux : konungin (14)
Le titre en lui-même n'avait pas tellement d'importance. Le futur Métropolite Ilarion dans son panégyrique à la gloire de Vladimir (Le sermon sur la loi et la grâce) attribue à ce dernier le titre turco-mongol de "Kagan", pour le distinguer d'un simple prince.
A l'origine de chaque famille de Konungs il y avait des légendes ancestrales qui conféraient à sa souche une aura sacrée: les Visling descendaient d'une sirène, les princes de Potolsk d'une princesse fécondée par un serpent. Oleg lui-même prince ou gouverneur de Kiev (879-912) était un veschi c'est-à-dire un personnage sacré ou un voyant.
Les membres des familles de konung détenaient le monopole du commandement lors des migrations ; aussi au moment où avait lieu la sédentarisation, rendaient-ils à s'assurer le monopole des terres. Cependant, ile ne disposaient pas d'un droit de succession bien défini puisqu'ils ne connaissaient ni la notion de progéniture, ni une distinction précise entre fils légitime et illégitime. Dans ces conditions, le christianisme, tout en exerçant une indubitable attraction spirituelle et religieuse sur ces princes, se présentait comme l'instrument adéquat pour substituer à l'ancien système sacré un ordre sacré nouveau: la royauté. Le roi devait toujours appartenir à l'une des souches sacrées, mais grâce à l'onction ou à une ordination de type sacerdotal, il devenait le souverain légitime unique d'un territoire bien défini. Le nouveau système permettait aux institutions anciennes de survivre.
Cependant, les empereurs de Byzance ne concédaient pas d'onction royale. Le cas de Syméon, roi ou tsar des Bulgares (mort en 927) fut une exception justifiée par une situation particulière. A l'époque ou la Rus était sur le point de devenir chrétienne, Constantinople n'était pas disposée à changer de doctrine ou de manière de faire. La doctrine impériale était fort défendable en droit, et elle avait pour elle une longue tradition: depuis que l'Empire romain était devenu chrétien, quiconque se convertissait au christianisme appartenait à l'Empire; (15)
Les rebelles étaient considérés comme de vrais traîtres. Les Bulgares rebelles à l'Empire furent soumis par centaines à la peine de l'aveuglement par ordre de l'empereur Basile le Bulgaroctone après la victoire de Byzance en 1014. Basile, empereur de 976 à 1025 eut parfois Vladimir pour allié - et un allié précieux - il lui donna sa sœur Anne en mariage mais ne lui conféra pas le titre de roi.
Pourquoi Vladimir et son fils Iaroslav (1036-1054) s'orientèrent-ils si résolument vers Constantinople et non vers Rome, lorsqu'il s'est agi d'introduire le christianisme? Le frère aîné de Vladimir, Iaropolk qui détenait le pouvoir de 973 à 978 était païen mais allié à la Pologne christianisée: il se serait peut-être orienté vers Rome. L'hypothèse la plus vraisemblable semble être que Vladimir autant que Iaroslav, lorsqu'ils étaient candidats au trône de Kiev, étaient soutenus par la ville de Novgorod et ses marchands Normands pour lesquels était vitale la conservation des voies fluviales du nord au sud et surtout de la principale, la voie des Varègues aux Grecs. Pour ces marchands du Xe siècle les intérêts commerciaux l'emportaient sur la solution de la crise du monde barbare. Vladimir s'est tourné vers Constantinople.
Ainsi la Rus kiévo-novgorodienne de Vladimir va se trouver dans une situation qui diffère de celle des autres pays européens devenus chrétiens: le pays se christianise mais sans devenir un "royaume", c'est-à-dire se soit elle aussi christianisée par la consécration d'un roi.
Pour essayer de compenser l'absence du sacre, on va à Kiev mettre en valeur le droit d'aînesse et le sacraliser Avec la canonisation des princes Boris et Gleb, dès 1072 probablement on institue une sorte de "Constitution", selon laquelle les princes auraient un devoir d'obéissance, au "frère aîné", prince de Kiev. La canonisation de Boris et Gleb, fils de Vladimir que leur aîné Sviatopolk fit assassiner immédiatement après la mort de Vladimir, et qui acceptèrent d'être tués, fut acceptée par Byzance. Elle donnait au "système du frère aîné" une sorte de consécration religieuse. Considéré de ce point de vue, on comprend mieux l'importance du culte rendu à ces deux jeunes princes martyrs de leur devoir familial. Faut-il ajouter que cette initiative de substituer au sacre royal le droit d'aînesse n'a pas réussi et la Rus Kiévo-novgorodienne a manqué d'une structure politique suffisamment stable. (16)
V - Le premier christianisme russe et ses caractéristiques.
Le petit nombre des évêques et des prêtres (venus de Chersonèse ou d'autres localités de la Tauride comme aussi peut-être des prêtres bulgares et moraves) ne permit pas au prince de Kiev et Novgorod d'instaurer d'emblée un christianisme de type byzantin : juridiquement solide, cultivé et très organisé. Ce qui manquait ce n'était pas seulement les prêtres mais aussi les fidèles. quel qu'ait été le nombre des Kiéviens qui aient reçu le baptême collectif dans le Dniepr en 988.
Nous disposons de nombreuses données sur la pénétration du christianisme dans les terres du prince Vladimir, mais dans l'état actuel de la recherche on ne peut donner des réponses exhaustives. Par exemple, tandis qu'à Constantinople le patriarche Photius annonce dans une encyclique que les Rhos, après avoir subi en 860 un revers sous les murs de la capitale, se seraient convertis et qu'un évêque leur avait été donné, (par contre, à Kiev, on ne trouve aucune trace de cet événement) Il faut donc recourir à l'hypothèse fort vraisemblable selon laquelle les Rhos mentionnés par Photius étaient des Normands établis sur la mer d'Azov ou sur l'embouchure du Don ou encore à l'extrémité d'une autre voie fluviale. En effet, puisqu'il y a bien eu un métropolite des Goths en Tauride (Crimée) il n'est pas invraisemblable de parler d'un évêque pour les Rhos des bouches du Don.
Lorsqu'on parle de l'inculturation du christianisme, on suppose qu'il y a préalablement une culture bien définie. En réalité, sur les territoires des Rurikides, (c'est-à-dire, des descendants d'Igor, tué en 945, probablement fils du semi-légendaire Rurik), il y avait trois cultures en présence : la normande, la finnoise et la slave. Toutes les trois peuvent être dites "primitives".
La conversion a donc débuté avec les Normands, et le prince Vladimir fit tout ce qui était en son pouvoir pour favoriser l'adhésion du peuple à la foi chrétienne. Pendant son règne, il y avait déjà à Kiev un évêque Jean, mais les données certaines manquent. Iaroslav, fils et successeur de Vladimir obtint que le siège de Kiev soit élevé au rang de métropolie, probablement en 1037. Constantinople enregistre le fait dans les Notitiae episcoporum et le nom du métropolite Théoponte qui fut transféré d'un siège situé dans le Pont-Euxin à Kiev. Théopempte est désigné comme "o métropolites Rhôsias". et c'est probablement la première fois que dans l'histoire est mentionné le mot Russie (17)
La nouvelle foi était privée de moyens de subsistance. Ne pouvant guère compter sur des revenus propres, en raison du nombre limités de fidèle, l'Eglise russe dès ses origines fut une Eglise patronale ; elle devait pour vivre être subventionnée. Elle fut non par l'Etat - car il n'existait probablement pas encore - mais par le Prince, lequel administrait son domaine et ses revenus, comme un patrimoine familial dont il disposait librement. Ainsi le Prince attribuait à des communautés religieuses en formation la dîme de ses revenus propres. Au moins au début, la dîme ne ne provenait pas directement des fidèles. L'origine de cette dîme était l'impôt foncier, les taxes prélevées sur le commerce et les entrées fournies par l'administration de la justice. Ce système de financement resta en vigueur et dans la principauté de Kiev, puis, par la suite, dans les principautés séparées.
Le recrutement du clergé était une entreprise difficile. Les candidats au sacerdoce étaient le plus souvent analphabètes: or la splendide liturgie byzantine exige, non seulement de savoir lire mais aussi de savoir chanter et de plus elle demande une connaissance approfondie des formes liturgiques, telles qu'elles se sont précisées au cours des siècles ainsi que des variantes locales. La solution à ces problèmes consista à opter pour un clergé héréditaire : la connaissance des rites et des chants se transmettait de père en fils par tradition orale. Par ailleurs, le clergé marié était une institution normale et traditionnelle dans toute l'Eglise byzantine.
Dans ces conditions, soit dit en passant, une conversion au christianisme romain (alors en pleine réforme de Cluny) aurait présenté de grandes difficultés supplémentaires. En particulier se serait posé la question : comment trouver pour ce nouveau pays chrétien assez de clercs célibataires et capables de se servir de la langue latine? Les Polonais l'ont fait, il est vrai.
Le premier christianisme russe fut "de type sacramentel", en ce sens qu'il insistait sur le salut de l'âme qui s'obtient au moyen des sacrements. Ce n'était pas un christianisme "social". Mais avant que la pensée thomiste ait fixé les buts de la société civile, tout le christianisme européen s'occupait d'abord du salut de l'âme avant de réformer la société. Par exemple, l'esclavage était une institution tolérée, et cela pas seulement en Russie.
Dans ces conditions, il semble fort probable que la Sainte Sophie, la cathédrale de Novgorod, ait possédé des esclaves.
Cependant ce christianisme avait à cœur les oeuvres pies. Ainsi c'est l'Eglise qui prenait sous sa protection et à sa charge ceux qui n'étaient plus encadrés dans les structures sociales existantes. Dans cette société (divisée non en classes mais en catégories sociales) ceux qui perdaient leur statut social ou n'en possédaient pas se trouvaient sous la protection de l'Eglise, qui était largement dotée afin de pourvoir à ce rôle social.
Dans l'administration des sacrements, le clergé se trouve souvent devant des problèmes pratiques de caractère local. Par exemple, à la différence du christianisme romain, le christianisme byzantin avait hérité du judaïsme la distinction entre animaux purs et impurs. Dans un pays de chasseurs où les céréales produites n'étaient pas toujours suffisantes, la question avait son importance et les disputes au sujet des animaux que l'on pouvait manger ou non se prolongèrent longtemps. (Les écureuils qui n'ont pas de pieds fourchus devraient être interdits?)
Souvent les candidats au sacerdoce vivaient maritalement depuis des années sans qu'un mariage fut célébré à l'Eglise était plutôt en usage des nobles. Mais sur ce point, Constantinople purgeait la loi et elle exigeait que les futurs prêtres aient régularisé leur mariage avant leur ordination.
Un document révélateur sur l'époque
Les questions concernant "le salut de l'âme" sont bien exposées datant du XIIIe siècle (première moitié), Questions de Cyriaque, Sabbas et Elie, qui semble bien être le premier document russe de ce type. (18)
En plus de Cyriaque moine-prêtre et de l'évêque Niphonte qui donne les réponses, les autres personnages majeurs, sont Sabbas (prêtre marié) et Elie peut-être (peut-être prêtre célibataire). Tous les trois à tour de rôle interrogent l'évêque Niphonte.
Le document nous donne les questions et réponses qui concernent essentiellement les conditions requises pour qu'un chrétien puisse communier et pour qu'un prêtre - généralement marié - puisse célébrer l'eucharistie. Nous avons choisi ces Questions de Cyriaque pour éclairer le problème de l'inculturation du christianisme dans la Russie de ce temps. Ce choix a aussi été fait pour une autre raison : à la différence d'autres documents - de toute façon peu nombreux - ce document présente des situations concrètes, quotidiennement vécues par le clergé, au sein de cette société dont il faisait lui-même partie. En outre il n'y a pas de raison de penser que ce document soit tendancieux. Il faut seulement tenir compte de sa nature : il ne s'agit pas d'un compedium de théologie morale, ni d'un manuel de liturgie ou de droit canon, c'est un document pastoral comme on dirait aujourd'hui. Les interlocuteurs de l'évêque - auxquels s'ajoutent parfois l'higoumène Arcade et l'higoumèna Marina - sont généralement des gens instruits qui désirent résoudre certains cas douteux. C'est un échange de questions et réponses, dans lequel chaque participant garde sa propre personnalité.
Il convient d'observer que si le baptême, la confirmation et l'eucharistie ont été bien accueillis et sont largement pratiqués dans le pays, on ne peut pas en dire autant du sacrement de mariage. L'allusion faite plus haut à ce propos est confirmée par ce document et par d'autres sources : ainsi un évêque sur le point d'ordonner un prêtre lui demande s'il était régulièrement marié à la femme dont il avait des enfants. Dans le cas contraire, l'évêque bénissait d'abord le mariage et ensuite procédait à l'ordination.
Dans les Questions de Cyriaque, tout le dialogue se développe dans une optique pénitentielle : un chrétien (homme, femme, enfant, prêtre, diacre etc.) qui a commis telle action ou se trouve dans une situation coupable, a-t-il le droit de recevoir immédiatement la communion ou bien doit-on lui imposer une pénitence qu'il devra accomplir avant de venir communier. Si l'on se souvient de la rigueur de la discipline pénitentielle au XIIe siècle (pas seulement à Byzance et en Russie) , on comprendra l'attitude de l'évêque Niphonte et son attention à ce qui touche la discipline pénitentielle dans les cas particuliers.
La pénitence doit avant tout être individuelle et effective.
Dans la question n°76, Cyriaque demande s'il est permis de faire célébrer dix messes au lieu de faire quatre mois de pénitence, ou vingt messes au lieu de huit mois etc. L'évêque répond qu'un telle pratique n'a aucune valeur et qu'elle est inadmissible : un prince et des riches qui commettent des péchés en payant pour faire dire des messes échapperaient à la pénitence. L'évêque ajoute : "Par contre, si un homme désire faire célébrer de son vivant quarante messes pour le repos de son âme, il est licite de le faire, mais auparavant il faut lui faire observer qu'il pourrait se servir de son argent d'une autre manière".
La question n° 8 du prêtre Elie (dont les questions sont toujours précises) concerne des cas vraiment difficiles et la réponse de l'évêque a de quoi nous surprendre. La question est la suivante : "Et j'ai demandé ceci à Monseigneur : "Et s'il se trouve des homicides (douchegoubtsy) et qui n'ont pas de femme légitime, comment leur imposer des pénitences ?" (sous entendu pour les recevoir à la communion).
Elie rapporte ainsi la réponse de l'évêque : " Et il l'a interdit parce qu'ils sont jeunes, et quand ils se seront mariés et seront plus mûrs, alors a-t-il dit tu peux leur imposer la pénitence". Connaissant la ville de Novgorod et ses bandes de pillards capables de piller une ville entière, on comprend l'évêque : Attendez qu'ils s'assagissent!"
La question n° 10 posée par le prêtre Elie concerne le cas d'un grand pécheur qui se repent. L'évêque recommande de ne pas lui imposer trop de pénitence en une seule fois, mais agir graduellement. Et si ce pécheur devait entreprendre "le Grand voyage" (la descente de la Volga peut-être)? Niphonte répond qu'il faut lui donner l'absolution, mais il ne parle pas de la communion. Si, par contre, le pécheur part pour la guerre ou tombe malade, il est permis de lui donner en plus la communion.
A la demande de Cyriaque s'il est licite de donner la communion à des époux qui se sont unis la nuit précédente, la réponse est : " Ils peuvent communier après avoir observé un jour de continence". Cependant Nicéphonte s'oppose à un ascétisme excessif, ainsi lorsque Cyriaque lui demande si l'on peut donner la communion à un chrétien qui s'est uni à sa femme pendant le carême, l'évêque irrité lui répond : " Si vous répondez non, c'est vous qui êtes pécheur!" Cyriaque, à un moment, dit à l'évêque qu'il existe un livre où il est écrit : " Si quelqu'un couche avec sa femme le dimanche ou le samedi ou le vendredi et qu'un enfant est conçu, cet enfant sera ou voleur ou bandit ou fornicateur, et que soit imposée aux parents une pénitence de deux ans." L'évêque affirme alors que de tels livres devraient être brûlés. Dans ce cas, nous sommes en présence d'une sorte "d'action psychologique", peut-être, voulue et systématique, exercée par les textes pénitenciers hérétiques à tendance sexophobe. Devant cet état de chose les évêques se trouvent en difficulté n'ayant pas les moyens de contrôler la diffusion de tels textes.
Pour le clergé comme pour les fidèles il y avait une norme bien précise : on ne peut pas user des droits conjugaux la nuit précédant la communion. Mais sur ce point l'évêque Niphonte n'est pas rigoriste. A la demande n° 77 de Sabbas : "Si un prêtre doit célébrer le dimanche et de nouveau le mardi, est-il licite qu'il ait des rapports avec sa femme entre ces deux jours? " Nicéphonte répond en distinguant; s'il est jeune et incontinent qu'on ne lui interdise pas, mais il est préférable qu'il s'abstienne; toutefois il est mieux de ne pas le lui interdire parce son péché alors serait pire."
Comme nous l'avons déjà fait remarquer, le recrutement du clergé était une tâche difficile. Novgorod était certes une ville riche mais elle restait peu "alphabétisée". L'évêque était même obligé d'accepter pour le diaconat, et éventuellement pour le sacerdoce, des hommes qui avaient un passé chargé. Ainsi à la demande n° 83 de Cyriaque, l'évêque répond ; "S'il y a eu un vol grave, et que l'affaire n'ait pas été réglée par voie privée mais par un procès public devant le prince, l'homme ne peut pas être ordonné diacre. Par contre, même s'il a volé mais que l'affaire ait été réglée en privé, on peut procéder à l'ordination." Mais s'il s'agit d'un prêtre qui ait forniqué ne fusse qu'une fois, et même en état d'ivresse, la réponse est : "Même s'il ressuscite des morts, il ne peut rester ni prêtre ni diacre mais qu'il soit pour quelque temps sous-diacre et fasse pénitence... La même chose vaut pour un prêtre marié." (L'évêque ne semble pas relever que dans ce dernier cas le prêtre est adultère !)
Tout au long de ces dialogues on peut observer que l'évêque n'est guère libre de suggérer des solutions qui soient divergentes par rapport à celles de la Grande Eglise, de Constantinople. Cependant l'attitude prudente et équilibrée de l'évêque Niphonte doit être notée. Ainsi, lorsque Sabbas pose une question à propos de la confession : étant lui-même ignorant ; peut-il refuser de confesser un pénitent et l'adresser à un autre prêtre? L'évêque ne le permet pas en s'expliquant ainsi : " Il veut tout te confesser parce qu'il t'aime bien et ne veut pas aller à un autre. Ou bien, par honte, il ne lui confessera pas tous ses péchés". Parfois Niphonte se montre ironique, ainsi lorsque Sabbas lui demande si un enfant de deux ans et qui est malade peut prendre du lait en période de jeûne, l'évêque lui demande : " Préférerais-tu le laisser mourir?"
Pour apprécier de façon juste les réponses de l'évêque il faut savoir, ce qu'était la ville de Novgorod à cette époque, et la place que l'évêque y avait. Niphonte occupa le siège épiscopal de 1130 à 1156. période pendant laquelle la ville s'est rendue indépendante de Kiev (1136) Novgorod acceptait encore l'autorité des Princes mais seulement en tant que chef de l'armée (formée de la "droujina" et des milices locales). Avec le temps le titulaire du siège de Novgorod devenu archiépiscopal aura aussi la fonction de présider le Concile qui gouverne la Cité. Novgorod est peuplée de marchands petits et grands, d'artisans et de guerriers. C'est une cité esclavagiste où les prisonniers se vendent sur le marché (le chroniqueur local notera un jour que les prisonniers pris à Moscou se vendaient au même prix que les brebis.)
Les chrétiens de Novgorod étaient souvent de grands pécheurs pour ce qui concerne les fautes sexuelles.
En majorité ces hommes étaient d'anciens Slaves païens pour lesquels la procréation était un acte sacré mais qui n'avaient du mariage qu'une notion assez imprécise (20)
Les us et coutumes des Varègues étaient généralement très libres dans cet ordre, comme l'atteste aussi le fameux récit du voyageur arabe Ibn Fadian (21)
Il n'est donc pas étonnant que l'Eglise ait eu des difficultés en ce domaine de la morale avec ses nouveaux fidèles. Avec la diffusion du christianisme dans le pays, les institutions ecclésiastiques, acquéraient de nombreux biens, en terre et en numéraire. Ces biens provenaient notamment des fondations pour les défunts. En particulier les monastères du Nord devinrent très riches: par leur situation ils étaient le lieu de passage obligé pour le transit des marchandises entre les cours d'eau qui débouchaient sur l'océan Glacial et l'Oural riche de toutes sortes de ressources, et entre les cours d'eau qui se dirigent vers les ports en direction de l'Europe. De plus, les monastères servaient d'entrepôt pour les marchandises et ils étaient propriétaires des salines. Souvent peu cultivés, les moines substituaient à la récitation des offices un nombre impressionnant de prostrations. Dans ce monde monastique, plutôt indépendant et d'une orthodoxie relative, se développèrent par la suite plusieurs déviations : entre autres les Vieux Croyants qui ont eu beaucoup de succès au XVIIe siècle. Les monastères de la région centrale, eux aussi, s'enrichirent et l'architecture religieuse leur doit beaucoup.
VI - Persistance et résistance du paganisme.
Dans les territoires dominés par Vladimir et ses descendants, une résistance armée au christianisme - comme celle des saxons opposèrent à Charlemagne - n'était pas possible. On ne conçoit guère non plus la possibilité d'un soulèvement général, comme celui des Slaves entre Elbe et Oder en 983, lorsqu'ils apprirent la défaite et la mort d'Othon III, et qu'ils détruisirent toutes les implantations chrétiennes. Les Slaves de la Rus ne pouvaient les imiter parce que les Princes détenaient en pratique le monopole des armes. Cependant une résistance à la christianisation a bien existé.
Le culte des dieux païens instaurés artificiellement par Vladimir lui-même (980) pour résoudre ses problèmes, ne résista guère, exception faite pour Perun dieu de la foudre et de la guerre (semblable au Thor scandinave) et pour Volos (ou Veles) protecteur du bétail. En revanche, le paganisme slave authentique a résisté d'une manière passive en donnant naissance à une sorte de syncrétisme religieux.
Ce paganisme slave s'appuyait essentiellement sur le culte de "la souche" (rod) et le culte de celles qui mettent au monde (rojanitsy) et celui des ancêtres que l'on sent toujours présents même s'ils ne sont plus visibles. Pour les ancêtres, on préparait parfois une seconde table avec de la nourriture, ou bien on portait des aliments sur le tumulus long dans lequel on enterrait des générations successives, souvent après incinération. L'arrivée du printemps était célébrée par des fêtes, jeux et danses au cours desquelles les jeunes filles se laissaient séduire. Les traces de ces usages sont restées repérables dans le folklore russe jusqu'au XXe siècle, en particulier pour la Pentecôte et la Saint Jean (solstice d'été).
Un type complètement différent et non chrétien de religion, le Dualisme est attesté par Le récit des temps passés pour l'année 1071. Ainsi nous apprenons que Ian, officier de haut rang à la cour de Kiev, s'étant rendu sans le nord, au delà de la Volga (au nord du lac Blanc) pour y percevoir le tribut, rencontra dans cette région certains mages ( volkhvy) qui ont fait tuer des femmes riches pour les punir d'avoir caché du grain et de la nourriture. Pendant la discussion avec Ian, ils ont tué le prêtre qui l'accompagnait. Finalement après un log débat, Ian obtient leur profession de foi :
Ils lui dirent :
"Nous savons comment l'homme a été créé" Il demanda "Comment?"
Ils répondirent :
"Dieu se baignait dans son bain; étant en sueur il s'essuya avec un bouchon de paille, puis le jeta du ciel sur la terre. Satan se disputa avec Dieu à qui ferait un homme avec ce bouchon de paille. Le diable fit l'homme et Dieu y mit une âme. Aussi quand l'homme meurt, son corps va à la terre et son âme au ciel."
Jean leur dit : "Vous êtes sans doute possédés du démon. En quel Dieu croyez-vous ?" Ils répondirent : "En l'antéchrist " Il dit "Où est-il? Ils répondirent : "dans l'abîme;" (22)
Il est évident que l'on se trouve devant un dualisme religieux : "et le diable créa l'homme et Dieu y insuffla l'âme." De plus, il n'est pas inutile de noter que les mages tuent (ou font tuer) un prêtre ainsi que plusieurs femmes. Or, à partir d'autres textes faisant allusion aux femmes, on peut déduire que, pour ce type de religion dualiste, la femme comme telle est une créature négative.
Le dualisme était déjà entré dans le folklore avec des caractéristiques finnoises : ainsi on voit Dieu prendre un "sauna" et utiliser le "bouchon" (motchalka), l'éponge de fibre de tilleul. Ce dualisme est parvenu à pénétrer jusqu'au Lac Blanc et sur la Cheksna avant le XIe siècle. Ce type de croyance se propageait toujours en suivant les voies commerciales. Il s'agit des mêmes mages qui opposèrent une résistance au christianisme. Au cours des mêmes années, un mage fomenta à Novgorod une révolte contre le prince Gleb et "trompa presque toute la ville"... L'évêque, revêtu de ses ornements sacrés, a demandé au peuple de se réunir autour de lui et de la croix tandis que tous les autres suivirent le mage". (23) En usant de cette méthode, l'opposition des mages aux Princes n'a guère duré. Cependant, la grande majorité de la population ne résidait pas en ville, et cette population dispersée dans les campagnes reste faible: deux habitant au kilomètre carré. (24)
La pénétration du dualisme n'est pas limitée au monde paysan, on la trouve jusque dans le milieu ecclésiastique. C'est ce qui apparaît dans la question, incroyable et pourtant authentique, que le prêtre Sabbas adresse à l'évêque Niphonte (Question n°6). " Si une pièce d'un vêtement féminin a été réutilisée pour celui d'un prêtre, ce dernier a-t-il le droit de célébrer dans ce vêtement?" L'évêque répond non sans ironies : "Oui, il peut célébrer. La femme serait-elle impure?" Ainsi, nous sommes en présence d'un préjugé dualiste, et de la part d'un prêtre marié !
Pour l'homme qui tient le dualisme (et ce sont des hommes qui propagèrent ces croyances), la terre, la nourriture et le travail manuel sont des facteurs qui lient l'esprit, oeuvre de Dieu, à la matière dont se sert le diable pour emprisonner l'esprit. Selon les mêmes principes, les Cathares, les "purs" du manichéisme occidental, devaient aussi s'abstenir des relations sexuelles, de manger de la viande et de se livrer au travail manuel.
Par ailleurs, lorsque Cyriaque demande : " et lorsque l'on taille le pain, le fromage et le miel pour le "rod" (stirps) et les "rojanitsy" (parturientes) ? Il s'agit, bien entendu d'un repas païen, l'évêque s'y oppose avec force : "Malheur à qui boit en l'honneur de la rojanitsa."
Il semble donc que l'on puisse conclure que ces indications que, vers le milieu du Xe siècle, la jeune Eglise russe courait le péril d'un syncrétisme religieux soit païen, soit dualiste. Notons qu'au XIIIe siècle, au moins dans les villes, les anciens mages veulent se faire ordonner prêtre : mais le synode de Vladimir en 1273, interdit de pareilles ordinations. (25)
Si l'on pose la question de savoir à quelle date l'ensemble des territoires russes sont devenus chrétiens, la réponse exacte semble bien difficile, tout comme pour les pays occidentaux.
VII Le comportement des Princes chrétiens.
Le comportement des Princes chrétiens envers la nouvelle religion et celui de leurs prédécesseurs païens se distingue surtout dans le domaine des relations matrimoniales ; la polygamie a disparu, mais l'importance de la Princesse-épouse fut rarement grande. C'est à peine si les chroniques indiquaient que la nouvelle Princesse était grecque ou coumanne (Polovtsienne)
Sans couronne royale et sans onction, un Prince de Kiev se trouvait toujours dans sa simple condition de "frère aîné" auquel les autres frères souvent n'obéissaient pas. Jusqu'à l'avènement de la Principauté de Moscou au XIVe siècle, les meilleurs d'entre les Princes se conforment au droit coutumier et considèrent leur territoire non comme un Etat à gouverner (droit public), mais comme un patrimoine personnel à administrer et à répartir d'une manière d'une manière juste entre des fils souvent nombreux. Les deux grandes entreprises d'unification de ce pays, celle de Vladimir et celle de Iaroslav, ne furent possibles qu'au prix de guerres citoyennes et après la mort de tous les frères cohéritiers. Une seule exception Mstsislaw, frère de Iaroslav, lequel était trop fort pour être vaincu, obtint la moitié des terres, mais sa mort dans un accident de chasse permit à Iaroslav de réunir l'ensemble du territoire (1036). Le système de succession instauré par Iaroslav, permet à trois de ses fils de régner, l'un après l'autre, et de transmettre le trône au majeur du premier-né. Mais dès la première génération, il ne fut pas sans poser de problèmes et il prit fin dès la seconde, lorsque Vladimir Monomaque (+1125) qui se trouvait à Kiev (il était le fils de Vsévolod et donc souverain légitime) empêcha son cousin germain Oleg de succéder à Vsévolod. Il s'en suivit une séries de guerres entre les deux prétendants, guerres qui eurent pour effet de paralyser le pays face aux dangers extérieurs. Dans de telles circonstances il est heureux que les Polovtsi aient été tout aussi mal organisés que les Princes russes.
Ce système de succession (allant du frère aîné au frère puiné et aux cousins germains par ordre d'aînesse) a sans doute été instauré par Iaroslav le Sage (+1054) fils de Vladimir. Ce n'était au fond que la continuation de la coutume des Konung (cf. n°14) Cette succession entraînait le déplacement des autres Princes, chacun montant d'une ville considérée comme moins importante à une ville plus importante. Ce système, théoriquement défendable, se révéla pratiquement fort néfaste.
En effet, un Prince pouvait changer plusieurs fois de ville princière au cours de sa vie pour accéder finalement au trône de Kiev. Mais chaque Prince avait sa "droujina", dont la couche supérieure, les boïars, était liée à lui par serment et par des années de collaboration soit en temps de guerre soit en temps de paix. Souvent ces boïars étaient dotés de terres dans la première principauté occupée par leur Prince, des terres qu'ils avaient mis en valeur et où probablement ils avaient investi et implanté leurs serfs. Le Prince changeant de siège, parfois à des centaines de kilomètres de distance, les boïars pouvaient-ils le suivre facilement? Devaient-ils alors échanger leurs terres contre des terres d'autres boïars? De telles opérations ne pouvaient se faire aisément. En revanche, si le Prince changeait de siège sans prendre avec lui ses collaborateurs principaux, il risquait de se trouver en position de faiblesse dans son nouveau siège. Ainsi la progressive sédentarisation des membres de la droujina condamnait le mode de succession que l'on vient d'évoquer.
On comprend dès lors pourquoi en 1097, alors que Kiev était gouvernée par Svjatopolk II (+1113) le fils d'Izjaslav, qui fut Grand Prince de Kiev après avoir été successivement Prince de Polotsk pendant un an, prince de Novgorod pendant dix ans, Prince de Tourov pendant cinq ans, les Princes se réunirent à Lioubetch pour mettre fin au système et décider que désormais chacun d'entre eux serait Prince "dans le patrimoine de son père", tout en conservant le droit d'hériter au trône de Kiev.
Le résultat du congrès de Lioubetch fut la création de cinq ensembles de terres princières. Cependant il faut remarquer que toutes les terres de la Rus ne furent pas comprises dans ce partage. En effet, ni Polotsk, fermement tenu par Vseslav (+1101) descendant de la première femme de Vladimir (Rognede, Princesse de Polotsk), ni Novgorod, ni Pskov ne sont mentionnées dans l'accord de Lioubetch. Au fond cet accord ne concerne que les terres du nord-ouest du pays. Cependant il ne s'agit pas là de la création d'Etats séparés ni même de fiefs au sens strict ; on reste dans une optique "patrimoniale" entre cohéritiers.
Les exemples de terres princières qui furent alors créées se trouvèrent répartis de la façon suivantes
- A Sviatopolk II, Grand Prince de Kiev, revenaient les terres de Kiev et de la Principauté de Tourov-Pinsk (qu'il avait gouvernée pendant cinq ans, juste avant de monter à Kiev)
- A Vladimir Monomaque, le futur successeur de Sviatopolk, revinrent Pereïslav, Souzdal-Rostov, Smolensk et le Lac Blanc (les futures terres de la Principauté de Moscou. Les Princes de Vladimir sur la Kliazma et de Moscou descendent de lui.)
- A Oleg (+1115) et à David (+ 1123) les deux fils de Sviatoslav, revinrent Tchernigov, les terres de Severtsy, Riazan, Mourom, Tmoutarakam (donc tout l'est du pays, dont Oleg était déjà le maître).
- A Vasilko (+1124) fils de Rostislav (+1065) ainsi qu'à son frère revinrent Térébovl en Galicie, Tcherven et Prémysl (C'est-à-dire, grosso modo l'actuelle Ukraine occidentale ou Galicie).
En l'absence d'un souverain légitime, roi et oint, cet "arrangement" à l'amiable entre cousins cohéritiers tel qu'il fut conclu à Lioubetch reçut une sorte de sanction religieuse par une référence à l'Ecriture : dans la Chronique de Nestor nous lisons : "Donc Sem, Kam et Japhet, après avoir partagé la terre en la tirant au sort, décidèrent que nul n'envahisse la part de son frère et chacun vécut dans la sienne. (26)
Cette coutume continue à être respectée au temps de l'invasion mongole. En effet, ces derniers, qui vivaient selon un système assez similaire, se montrèrent respectueux du droit héréditaire de la souche de Rurik. Toutefois, de temps à autre, les Mongols tuaient l'un ou l'autre Prince mais ils n'ont jamais imposé ni soutenu des prétendants qui n'étaient pas de la descendance de Rurik. Les difficultés subsistèrent. Entre les descendants du Prince Alexandre Nevski (+1263) et ceux de son frère cadet Iaroslav III (+1271) la lutte prit de telles proportions qu'en 1325 les deux prétendants au trône de Grand Prince de Vladimir Georges (petit-fils d'Alexandre Nevski et son cousin Dimitri (petit-fils de Iaroslav III) et Prince de Tvier, furent convoqués à SaraÏ. Georges pris de fureur tua Dimitri en présence du Khan Ouszbek, et ce dernier exaspéré tua Georges.
Ce double crime fut suivi de tractations mal connues, mais qui aboutirent finalement à un accord. Le Khan nomma Grand Prince Ivan Kalita, riche descendant d'Alexandre Nevski. Kalita littéralement "la bourse" - devint Ivan Ier de Moscou où il régna de 1327 à 1341. Les Princes de Moscou commencèrent à faire testament en faveur des premiers nés, leur faisant des territoires toujours plus vastes (par rapport à ce qui revenait aux autres fils). La solution était trouvée. De génération en génération les terres qui revenaient au fils aîné augmentèrent et les Princes de Moscou commencèrent à étendre leur domaine, parfois avec peu de scrupules, en rassemblant. les autres principautés. Dans cette entreprise, ils furent appuyés par des hommes d'Eglise, comme Alexis, métropolite de Kiev et de toute la Rus, qui résidait déjà à Moscou (1354-1378) (27)
Moscou, unifia le territoire avec constance, mais n'a jamais supprimé complètement le principe des partages patrimoniaux. Au XVIe siècle encore Ivan IV Le Terrible partageait la terre avec son cousin le Prince André de Staritsa, qui possédait un territoire insignifiant mais jouissait de la dignité souveraine.
Au terme de cette histoire peut-on éviter une question ? N'aurait-il pas été plus simple de pratiquer dès le début l'onction et l'ordination, comme cela a été fait pour le Visigoth Wamba ? Mais pour obtenir la royauté il fallait se tourner vers Rome au moment du baptême de Vladimir. On ne change pas le cours de l'histoire.
Article de Serge Obolensky dans Plamia septembre 1990
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