Léonide Féodoroff: dernières années

Dernières années

o.c. pp: 166 et svt

D'après l'acte de condamnation de l'exarque, ses trois années d'internement  à Solovki devaient être suivies de trois années de déportation dans les régions du Nord. Il fut ainsi transféré dans un hameau constitués de quelques isbas, près de Pinega, bourgade de deux mille âmes isolée au milieu de la Toundra à 250 km d'Archangel.

Au point de vue du climat, il ne gagnait guère au change: Pinega se trouve à peu près à la même latitude que l'archipel de Solovki. L'agriculture et l'élevage y sont cependant un peu plus développés, de plus la pêche et le commerce de peaux fournissent à la population un revenu appréciable.

Dans ce village, il ne pouvait être question de louer une chambre particulière. Pratiquement pour jouir d'une chambre isolée, il aurait fallu louer une isba entière. 

 

 Eglise de la Ste Trinité à Pinega

 

Le P.Léonide obtint simplement qu'un coin lui soit réservé dans l'isba d'un cultivateur. Il y trouva comme autre pensionnaire le P. Parphène Krouglikoff, un prêtre orthodoxe condamné à la même déportation. Pour gagner son  pain, l'exarque se mit au service des agriculteurs et chasseurs de la région. Une aide financière modeste lui parvenait des catholiques de Leningrad et de Moscou, mais les colis étaient rares. Beaucoup de ses amis étaient arrêtés. Ceux qui ne l'étaient pas redoutaient de se compromettre, surtout s'il avaient charge de famille. Il devenait de plus en plus dangereux d'entretenir des relations épistolaires avec des "serviteurs du culte" déportés ou suspects. Après avoir éliminé Trotski et ses autres rivaux, Staline était devenu à cette époque, le dictateur impitoyable de l'union soviétique. Il faisait trembler ses collaborateurs les plus proches eux-mêmes. Quant à la persécution religieuse, elle avait atteint son  paroxysme. Les prêtres qui n'étaient pas arrêtés avaient les nerfs brisés; la police les maintenait dans un état de perpétuelle tension  par des perquisitions à l'improviste, souvent la nuit, et par des interrogatoires captieux et prolongés.

C'est le moment aussi où le pape PIE XI intervint d'une manière énergique en faveur des croyants de Russie.

"Nous sommes profondément ému - écrit-il, le 2 février 1930, dans une lettre publique au Cardinal Pompili, pour lui annoncer une cérémonie d'expiation à la basilique Saint-Pierre - des crimes horribles  et sacrilèges qui se répètent et s'aggravent  chaque jour contre Dieu et contre les âmes dans les innombrables populations de la Russie toutes chères à notre cœur, ne serait-ce que par la grandeur de leur souffrance."               

 Pie XI rappela ensuite comment, lors de la Conférence de Gênes, il demanda aux gouvernements représentés d'établir d'un commun accord une déclaration qui eût pu épargner bien des malheurs à la Russie et au monde entier, c'est-à-dire de proclamer comme condition préalable à toute reconnaissance du Gouvernement soviétique le respect des consciences, la liberté des cultes et des biens de l'Eglise. Il rappela comment ces trois points dont les orthodoxes plus que les autres eussent tiré avantage furent écartés par souci d'intérêts matériels.

Plus loin, le pape salua les prêtres et religieuses déportés, en particulier celui qu'il appelle "son représentant pour le rite slave, l'exarque catholique Léonidas Féodoroff".

A Pinega, le P.Léonide put célébrer la divine liturgie en privé. Il s'était lié d'amitié avec le prêtre en charge de l'église orthodoxe locale; il fut heureux de pouvoir emprunter les quelques volumes de sa bibliothèque pour passer utilement les longues soirées des huit mois d'hiver.

A cette époque, il y avait également à Pinega un prêtre catholique de rite latin, le Père Vincent Ilguine, déporté dans le Grand Nord pour activité religieuse. Il survécut à son internement et plus tard, de Pologne, il a pu nous écrire quelques souvenirs de ses relations avec l'exarque. Ils sont précieux car les deux prêtres avaient déjà vécu ensemble dans les baraques de Solovki.

Quand je rencontrai l'exarque pour la première fois, écrit le P. Ilguine, il produisit d'emblée sur moi la plus agréable impression. C'était un homme de haute intelligence; son visage aux traits très réguliers était orné d'une barbe légèrement teinté de roux, ses yeux très clairs étaient pleins de vie. Sa conversation coulait sans heurts; elle était toujours riche de contenu et elle éveillait invariablement grand intérêt parmi les auditeurs. Quand nous jouissions d'un peu de relâche dans nos travaux forcés, nous aimions à nous grouper autour de lui; il nous attirait... Il se distinguait par une courtoisie et une simplicité de manières exceptionnelles... A Solovki, quand son tour arrivait d'être de garde à la porte ou quand nous le rencontrions, un balai dans les mains, nettoyant l'espace autour des baraques, nous le trouvions toujours aimable et souriant. S'il remarquait que l'un ou l'autre passait par une sorte de dépression, il le remettait sur pieds en éveillant en lui l'espoir de temps meilleurs. Si par hasard il recevait du dehors un secours d'ordre matériel, il partageait d'habitude avec les autres.
Lettre du P. Vincent Ilguine du 25 août à l'auteur

Dans les camps, la nourriture était désespérément uniforme et sans aucun goût. Le P.Léonide avait néanmoins trouvé le moyen d'offrir aux amis qui venaient le voir, quelque chose qui sortit un peu de l'ordinaire: il s'était fait une spécialité de la préparation du thé. Il aimait à dire que son thé était de loin le meilleur parce que lui seul possédait ce que les Russes appellent "du thé avec un coq" (чаёк с петушком.) Il voulait dire par là qu'il avait fabriqué pour sa théière un capuchon fourré qui conservait plus longtemps la chaleur de l'eau et permettait ainsi une plus longue infusion du thé.

Et c'était vrai assure le P. Ilguine, son thé était exquis et nous le buvions avec plaisir.

Ces détails auraient paru enfantins en d'autres circonstances mais à Solovki comme à Pinega, ils manifestaient une volonté inlassable de ne pas se laisser écraser par l'ambiance extrêmement déprimante, d'y entretenir malgré tout la joie de vivre. Et le courage de l'exarque était contagieux.

Les bolchevistes, poursuit encore le père Ilguine, s'efforcèrent de le gagner à leurs idées; ils déployèrent d'ailleurs les mêmes efforts envers beaucoup d'autres, surtout envers les prêtres. En général, ceux-ci furent fermes, mais le P.Léonide se montra plus inflexible que quiconque. Les bolcheviques se rendirent compte tout de suite qu'ils trouveraient toujours en lui un soldat du Christ invincible.

A Pinega comme partout ailleurs, le P.Léonide s'était fait beaucoup d'amis. Après son départ, le prêtre orthodoxe de la bourgade aimait à dire que si l'exarque était demeuré là-bas plus longtemps, il lui aurait ravi la majorité de ses fidèles.

La section de la Guépéou de Pinega le tenait à l'œil. Au début de 1931, elle voulut le contraindre à charger le bois dans la forêt et à creuser des fossés. Il refusa; il fit observer que comme condamné politique, il ne pouvait être astreint à des travaux physiques. En outre, son état de santé ne lui permettait plus d'accomplir de pareils travaux. La Guépéou s'obstina et, finalement mit une nouvelle fois le père en état d'arrestation et l'envoya en prison à Archangel. Le père y resta six mois, jusqu'à ce que vienne de Moscou une réponse favorable à la protestation qu'il y avait envoyée en haut lieu. Il fut relâché de sa prison mais resta soumis à trois années de déportation dans le Nord.

En automne de 1931, l'exarque put ainsi gagner Kotlas, centre important de chemin de fer.         

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En amont de cette ville, le grand fleuve du nord, la Dvina, qui descend dans la mer Blanche reste toujours navigable. Le climat y est donc un peu moins rude.

  

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Le père prit pension dans le village de Poltava, à 15 km plus au sud, chez deux vieux cultivateurs.

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Ceux-ci lui réservèrent un petit coin de leur isba. Il y avait son lit, une table et un tabouret. Un rideau le protégeait des regards et lui assurait une solitude relative. A Poltava comme à Solovki et à Pinega, il aime à unir ses souffrances à celles du Christ par la célébration du Sacrifice Eucharistique. A l'hôpital de Kotlas, il découvre une infirmière catholique Catherine, chargée en particulier de visiter les déportés malades dans  leurs baraques. Heureuse de rencontrer un prêtre, elle informe régulièrement l'exarque du nom des déportés catholiques. Sous divers prétextes, le père vient les visiter et leur apporter les Sacrements de l'Eglise.

Ce séjour dans la région de Kotlas dura deux années. Le père fut bientôt immobilisé par de nouvelles crises aigües de rhumatisme et par une gastrite très douloureuse. Mise au courant de son état de santé, Mme Catherine Pechkova, la femme de Maxime Gorki, accepta de nouveau d'intervenir en sa faveur comme elle l'avait fait en 1926, lors de son premier séjour en prison. L'exarque fut remis en liberté, mais maintenu dans la catégorie dite des "moins douze". A ce titre, le séjour dans les douze plus grandes villes de l'Union Soviétique ainsi que dans les régions voisines des frontières ou de la mer lui était interdit.

Dans les premiers jours de janvier 1934, l'exarque quitta Kotlas pour s'établir provisoirement 400 kms plus au sud, dans la ville de Viatka .

A la fin de la même année 1934, Viatka changea de nom et fut appelée Kirov, du nom du protégé de Staline assassiné à Leningrad le 1er décembre 1934.  

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L'exarque prit pension chez un employé de la gare du chemin de fer du nom d'André Kalinine. Pour le montant de dix roubles par mois, il put occuper un coin isolé dans la seule pièce dont disposait cet employé pour lui-même, sa femme et ses trois enfants. L'exarque se proposait de se rendre dans la suite à Smolensk ou à Iaroslav où le climat serait plus clément. 

Au début de février 1935 il fut accablé d'une toux continuelle. Ses forces baissèrent; il cessa de prendre le pain et le thé qui constituaient sa nourriture habituelle et devint incapable de quitter le lit. Un docteur du nom de Moltchanov vint le voir régulièrement. A chacune de ses visites, l'exarque le remerciait vivement. Jamais il ne s'en plaignit assure M. Kalinine.

Le mercredi 6 mars, vers 17 h, le docteur vint le voir une dernière fois. Pour le réconforter sans doute, il laissa au malade une prescription mais, en sortant, il dit en privé à Mme Kalinine que son locataire ne vivrait plus longtemps.

Le lendemain 7 mars 1935, à 11 heures du matin, le P. Léonide demanda du lait chaud. Après en avoir bu un verre il déclara " Maintenant, je dormirai au moins pendant deux heures."

Ma femme dut aller en ville, - rapporte M. Kalinine - et elle voulut savoir si le malade avait besoin de quelque chose mais il semblait regarder sans répondre. Ses mains étaient posées sur sa poitrine, la main droite par dessus. Ma femme m'appela et me dit : "Ne va-t-il pas mourir?" Il cessa de mouvoir les sourcils. Nous étions tous autour de lui. Je l'appelai - rapporte toujours M. Kalinine - " Dis-moi, je te prie, ce que nous devons faire; tu te sens mal? Tu ne dis rien, tu es comme si tu allais mourir..." Mais lui restait les yeux ouverts, sans mouvoir les sourcils, sans dire un mot, devenu pâle. Nous avons alors constaté que la respiration avait cessé...
Nous avons attendu jusqu'à deux heures de l'après-midi sans le toucher. Nous ne savions que faire car il ne nous avait rien dit. Nous ne savions à qui annoncer le décès. Finalement, nous l'avons lavé, revêtu de linge propre et exposé dans notre appartement. Nous n'avons pas voulu donner son corps à la morgue près de l'hôpital de la ville..
Le 10 mars (un dimanche), après avoir rempli toutes les formalités, à 8 heures du soir, dans l'obscurité nous l'avons enterré en accomplissant tout ce qui devait être fait en pareil cas."
Rapport rédigé par André Kalinine après le décès.

Cette dernière phrase, intentionnellement vague, semble-t-il permet de croire que le corps de l'exarque ne fut pas mis en terre sans une prière. Sa tombe fut-elle, ce soir-là, bénie par un prêtre? Nous ne le savons pas et nous ne le saurons sans doute jamais.

Texte suivant : le chemin parcouru.  


15/04/2015
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