Léonide Féodoroff; dans le chaos

Dans le Chaos

o.c. pp: 89-103

En octobre 1905, lors de la première poussée révolutionnaire en Russie, les ouvriers de Saint-Péterbourg avaient organisé un "conseil" pour diriger leur mouvement et leur exemple avait été suivi par les travailleurs d'autres villes importantes. Le "conseil" se traduit en russe par le mot "soviet". Dans les débuts, ces soviets n'avaient été que de simples comités de grève; ils se transformèrent assez vite en organisme politique . Les meneurs vinrent s'y rencontrer pour des échanges de vues et pour dresser des plans de revendication. 

Dès les premiers jours de la Révolution de mars 1917, les Soviets se reconstituèrent, mais des députés de soldats et de paysans vinrent cette fois se joindre aux délégués des ouvriers. Le soviet de Pétrograd acquit rapidement une influence déteminante dans la capitale, tenant tête au Gouvernement provisoire. Le 25 octobre  (7 novembre dans le calendrier julien) il le tint définitvement en échec et le renversa.

Dans ce soviet de la capitale, les extrémistes appelés "bolcheviques" avaient acquis la prépondérance, ils prônaient un bouleversement radical de l'ordre social, la dictature du prolétariat, la remise des usines aux ouvriers et des terres aux paysans, la cessation immédiate de la guerre. Arrivés au pouvoir, ils voulurent réorganiser aussitôt la société suivant leurs plans.

Il en résulta, dans toute la Russie, un chaos indescriptible. Au front, les soldats se mutinèrent, cessèrent le combat, se débandèrent à travers le pays souvent en s'enivrant et en pillant. Les paysans s'approprièrent des terres après avoir chassé les anciens propriétaires. Les ouvriers s'emparèrent des usines. Les chemins de fer se trouvèrent totalement désorganisés.Les vivres, déjà très rares dans les grandes cités à cause de la guerre, disparurent totalement des marchés. Affamés, les ouvriers des villes se ruèrent vers les campagnes pillant et brûlant sur leur passage. Les agriculteurs ainsi maltraités réduisirent leurs récoltes d'autant plus que les citadins n'avaient plus rien à leur offrir en échange de leurs produits.  Souvent même le gouvernement ou l'armée leur enlevèrent les grains conservés pour les semailles. La famine règna dans tout le pays.

Aux journées d'espérance qu'avait connues le P.Léonide au cours de l'été et de l'automne 1917, succédèrent cinq années de privations, de lutte, d'angoisse. Le 11 mai 1918, il écrit :

Quatre-vingt pour cent de nos maigres ressources, passent à soutenir notre clergé. Une livre de sucre se vend 30 roubles... la ration quotidienne de pain est tombée à 1/8 de livre (65 grammes) . En août 1918 dans une autre lettre, il constate que les 3/4 des fidèles ont quitté la ville pour se soustraire à une mort certaine.    

Un de ses deux diacres à succombé à l'épuisement et à la misère. En octobre, il estimera qu'à peine un septième de ses fidèles séjourne encore à Pétrograd. A la même époque, il écrit à un ami qui lui a envoyé quelques livres :

J'ai reçu votre colis... Grâce à des envois de ce genre mon travail du soir et mes mains ne tombent plus d'épuisement comme auparavant. 

Mais il doit bien avouer que les colis antérieurs ne lui sont pas parvenus; d'autres affamés les ont volé en cours de route.

Pendant l'hiver, au manque de nourriture s'ajoute le manque de combustible. Des détails concrets glanés dans ses lettres font comprendre combien l'hiver est cruel à Pétrograd;

 En janvier, quand le bois nous fait défaut, le vin gela à l'église et le calice collait aux lèvres; il était impossible de pliers les doigts pour faire le signe de la croix.
Ses lettres de cette époque nous apprennent que pour pouvoir conserver un peu de chaleur dans sa chambre et dans celle des paroissiens âgés qu'il voudrait aider, l'exarque passe de nombreuses heures à chercher du bois dans les docks, à le traîner à domicile et à la débiter en jouant de la scie et de la hache.

Il lui faut souvent interrompre ce travail pour aller faire queue devant les magasins afin de percevoir, au moment assigné, les rations de sucre, de lait, de pétrole et d'autres produits auxquels il a droit.

Après leur prise de pouvoir, le bolcheviques, avaient adressé à l'armée un manifeste que beaucoup de soldats interprètèrent comme une invitation à tuer leurs chefs. Un bon nombre d'officiers furent ainsi massacrés. Mais d'autres parvinrent à se regrouper et à organiser dans le Nord, dans l'Est et surtout dans le sud de la Russie des armées appelées armées blanches dans le but de renverser la dictature des soviets. Ces armées connurent des succès et des revers. Le 16 juillet 1918, à l'approche de l'une d'elles, composée surtout d'anciens volontaire tchécoslovaques les bolcheviques massacrèrent à Ekaterinenbourg l'ancien tsar Nicolas II, son épouse et ses cinq enfants.

La guerre civile se poursuivit ainsi pendant trois ans sur divers points du territoire  avec un acharnement souvent féroce. Elle ne prit fin qu'en novembre 1920, par la défaite du général Wrangel.

Pendant la même période, l'Ukraine s'était détachée de la Russie; les Polonais succédant aux Allemands s'étaient avancés jusqu'à Kiev. 

En mai 1920, les armées rouges les avaient refoulés jusqu'aux portes de Varsovie mais le 16 août de la même année, elles avaient été défaites à la suite d'une contre-offensive polonaise. Le 21 mars 1921, les soviets avaient dû signer à Riga avec la Pologne un traité de paix dont les conditions étaient humiliantes pour la Russie. L'inimitié séculaire entre la Pologne et la Russie se trouvait une nouvelle fois ravivée.

La guerre civile et la guerre avec l'étranger n'ont fait qu'accroître dans le pays la tension, le désordre et la disette.

La raison de mon long silence, écrit l'exarque à un ami, au début de 1919, est le manque absolu de temps libre. Nous sommes totalement absorbés par la lutte pour l'existence. A la faim et au froid se sont ajoutés d'autres épreuves; le typhus exanthématique fait rage et de plus nous sommes sans lumière.  Le courant électrique n'est donné qu'à 9 heures du soir et on ne trouve plus ni pétrole, ni bougie, à moins de payer des prix exorbitants. Nous n'avons même pas assez de cierges pour l'église... En décembre et en janvier, toutes mes soirées ont été perdues. Heureusement on vient d'avancer les horloges d'une heure. Je puis lire et écrire;   c'est ainsi que je puis aujourd'hui vous envoyer cette lettre ... On ne donne l'électricité que tous les trois jours et pendant deux heures seulement... J'attribue à un miracle de la bonté divine le fait que je sois encore en vie et que notre église existe encore. Un bon nombre de nos catholiques russes sont morts d'inanition. Les autres se sont dispersés de tous les côtés pour se soustraire au froid et à la faim."

En 1922, l'exarque pourra faire parvenir une lettre au Métropolite

Pendant les années 1918 et 1919 , il arriva à votre humble serviteur -exarque de Russie, archiprêtre et protonotaire apostolique - d'avoir tellement faim que les bras et les genoux tremblaient. Jusqu'à présent il lui faut encore abattre les arbres et les débiter, mettre en pièces des maisons et des chalands afin d'en faire du bois de chauffage, frapper du marteau à la forge, pousser les brouettes ou les traîneaux avec des charges de bois ou des ordures, entretenir un jardin légumier et y monter la garde pendant la nuit. Je N'explique que par la miséricorde de Dieu le fait que je ne sois pas encore mort ou devenu totalement incapable de travailler malgré mon anémie et le rhumatisme qui me ronge comme un rat ronge le vieux bois. Avouez qu'il n'est guère possible de produire beaucoup dans pareille situation?"  

 Les deux personnes les plus chères à l'exarque quittèrent ce monde lorsque commença pour la Russie cette période chaotiqe. Sa mère s'éteignit au début de mai 1918. Mle Ouchakoff mourut à la même époque.

Après cinq années de régime soviétique, grâce à la bienveillance d'un voyageur l'exarque eut l'occasion d'envoyer à Rome à Pie XI un rapport assez long sur la situation de son exarchat. Ce rapport porte la date du 5 mai 1922.

Nous avons deux centres principaux, l'un à Pétrograd; l'autre à Moscou. Il y a un mois, nous avons pu commencer un à Saratov. A Pétrograd, nous avons environ 70 fidèles, à Moscou environ 100; A Saratov nous n'en avons encore 15. Nous avons en outre plus de 200 fidèles dispersés dans les villes et villages de notre immense patrie, p;ex; à Vologda, à Viatka, à Tomsk, à Oriol, à Pensa. Un bon nombre d'entre eux ont abandonné la Russie entre 1918 et 1920 pour sauver leur vie et chercher de meilleures conditions d'existence. Beaucoup sont morts de faim ou de maladies diverses. Le nombre de ceux qui nous ont ainsi quittés pourrait bien s'élever à 2000."

L'exarque classe ses fidèles en deux groupes. Un certain nombre parmi eux ont découvert l'Eglise catholique à un tournant plus important de leur vie, par exemple lors de leur mariage. Il arrive que, lorsqu'un orthodoxe épouse une catholique de rite romain ou inversément les époux font la convention suivante;  la partie catholique restera catholique mais elle adoptera le rite russe; la partie russe restera fidèle à la tradition liturgique russe, mais elle fera profession de foi catholique. Chacun apportera ainsi au nouveau foyer ses traditions les plus enrichissantes. Ces fidèles constituent ce que l'exarque appelle son groupe mouvant. Ils sont moins assidus aux office, il suffira, par exemple, qu'un dimanche matin le temps soit moins favorable pour que beaucoup de ces gens aillent assister à la messe dans une église catholique de rite romain située plus près de leur domicile. Ce groupe de fidèles, écrit l'exarque, est généralement constitué de personnes de condition sociale plus modeste, cultivateurs, ouvriers, domestiques, soldats, petits employés, commerçants...

D'autres fidèles sont venus à l'Eglise catholique d'une manière très personnelle, au temps d'une crise religieuse souvent longue et pénible. Beaucoup d'entre eux n'avaient en fait aucune religion avant leur conversion. Ces néo-convertis sont d'une fidélité et d'un dévouement à toute épreuve; ils sont prêts à tous les sacrifices pour l'Eglise catholique.  Quatre-vingt pour cent de ces fidèles sont des intellectuels; parfois ils sont membres de l'ancienne noblesse du pays.

Ces détails sont extraits d'un rapport détaillé envoyé par l'exarque au pape Pie XI et daté du 5 mai 1922. Note de l'auteur.

En parlant de ces intellectuels, jadis athées ou agnostiques et devenus fervents catholiques, l'exarque avait particulièrement en vue un dame russe qui, après sa conversion, l'assista avec un dévouement remarquable, surtout lorsqu'il fut mis en prison, Mlle Julia Nicolaevna Danzas.

Dans une lettre de février 1921 au Métropolite l'appelait

Une grande patriote russe, d'une très vaste érudition. Dans le monde des savants, elle est considérée comme une éminente spécialiste des philosophes de l'antiquité, surtout de Platon. Elle est connue avant tout pour l'ouvrage capitale sur les sectes gnostiques qu'elle a publié  sous le pseudonyme de Youri Nikolaeff. Pour l'intant elle est professeur d'histoire de France et d'Angleterre à l'Université Herzen; elle a charge des incunables à la biblioth!que publique et est présidente de la section de la maison des savants. J'en suis membre également; c'est là que je l'ai recontrée et Dieu m'a donné cette âme  qui était déjà parfaitement préparée à l'union. Elle n'attendait qu'un homme pour la plonger dans la source vivifiante de l'Eglise Universelle.

 

 

Bibliographie;
Julija Danzas di Giovanna Parra Vicini e Sergej Stratanovskij:   Edition La Casa di Matriona  Bergamo 2001 en italien pp: 145

Avec d'autres dames, Mle Julie Danzas avait jeté à Pétrograd les fondements d'une petite communauté religieuse pour prier, aider les pauvres, entretenir les églises. Elle donna ou vendit tous ses biens pour se mettre entièrement au service de cette communauté.

L'exarque saisit l'occasion de cette lettre pour tâcher d'éclairer le saint Père :

Je voudrais retenir l'attention de Votre Sainteté sur une affirmation qui est devenue courante dans certains milieux de gens qui ne comprennent rien aux questions religieuses russes ou ne veulent rien y comprendre pour mieux tromper le Saint-Siège.  Ils vous diront en substance : " Lorsque des Russes d'une éducation plus raffinée ou plus relevée songent à se faire catholiques ils ne veulent que le rite latin. Le rite oriental serait une maigre pâture qui n'a d'attraction que pour les brebis médiocres, par exemple, les ouvriers ou les paysans" Votre Sainteté peut constater combien cette affirmation est peu fondée. 90 % des vrais convertis à l'Eglise catholique de rite oriental proviennent plus précisément de la Société plus cultivée". 

 L'exarque énonce alors à nouveau pour Pie XI les considérations accidentelles qui poussent certains convertis à passer au rite latin.

Il les a exposées déjà à Benoît XV. Un certain nombre de Russes, assure-t-il, passent au rite latin uniquement parce que le prêtre qui les reçoit dans l'Eglise ne les informe pas de l'existence des rites orientaux. D'autres épousent un catholique d'origine polonaise et préfèrent adopter le rite de leur mari. D'autres le font par une sorte de réaction contre l'Eglise nationale orthodoxe. Il leur est arrivé, au cours de leur existence, de rencontrer des prêtres orthodoxes négligents, adonnés à la boisson et aux passions humaines. ils les ont détournés de la religion qu'ils représentaient.  Ces néo-convertis ne veulent pas d'un rite catholique qui leur rapelle trop leur ancienne religion. Parmi les jeunes, surtout les jeunes filles, certains sont attirés par la beauté extérieure des cérémonies religieuses (autel plus majestueux, jeu des orgues, grande piété extérieure des fidèles).  ou par la culture supérieure et plus occidentale du clergé. On peut espérer, conclut-il, que dans l'avenir ces considérations auront de moins en moins de poids et que l'attrait vers le rite latin " exercera de moins en moins son influence fatale sur les fidèles". 

Après qu'en 1913, le gouvernement eut fait apposer les scellés sur la chapelle de la rue Barmalaïeva, les deux vétérans catholiques russes, Zertchaninoff et Deibner avaient pris l'habitude de célébrer à un autel latéral de l'église Sainte-Catherine. Dans les premiers temps après son retour de Tobolsk, l'exarque suivit leur exemple; il prit également son logement dans la résidence contigüe à l'église. Au bout de quelques mois,, il changea d'avis et préféra s'isoler. C'est que les deux vieux prêtres n'étaient pas commodes.

De la part de Zertcheninoff, rapporte Danzas, il avait une certaine affectation d'indocilité. Sous prétexte de droit d'aînesse, il se sentait laisé dans ses droits de préséance, tant à cause de son âge avancé que des longues années écoulées depuis sa conversion. Cette attitude n'était certes pas faite pour alléger le fardeau déjà bien lourd de Mgr Féodorof."
 

Jadis, le vieux P.Alexis avait fait sentir sa mauvaise humeur à Ouchakoff, lorsqu'elle insistait pour qu'il renonce aux latinisations et conserve le rite russe dans toute sa pureté .

Il ne pardonnait pas au P.Féodoroff d'avoir adopté une attitude différente de la sienne et de partager les vues de la vieille demoiselle. Plusieurs lettres qu'il écrivit alors, ont été conservées. Il y reprend sans cesse le même thème :"Malheur à l'Eglise de Dieu lorsque les femmes prennent la parole."

Mgr Féodoroff, écrit Danzas, évitait autant que possible de faire sentir son autorité au prélat septuagénaire. Ce dernier, malgré son originalité et ses boutades parfois déconcertantes, avait pourtant beaucoup de bonhomie, ce qui excluait toute possibilité d'hostilié de sa part ou envers lui".
 

Quant au P.Debner, épuisé par son travail antérieur et, en particulier par ses charges de famille, il passait par des crises qui frisaient la neurasthénie. Il se laissait aller envers les orthodoxes à des intempérances de langage qui suscitaient l'indignation de ses auditeurs et créaient à l'exarque de pénibles soucis.

Nous devons encore à Danzas une description assez détaillée de l'oratoire où l'exarque célébra habituellement au cours de ces cinq années.

La petite église de la rue Barmalaïeva, n'étant pas un édifice à part, mais simplement une chambre aménagée dans un logement privé qui avait été celui du P.Deibner. La maison était petite, en bois, à deux étages seulement. L'étage inférieur était occupé par des locataires qu'on ne voyait jamais; l'étage supérieur avait une entrée séparée dont l'escalier conduisait directement à l'église, c'est-à-dire à une petite antichambre où l'on vendait les cierges, les prosphores que les fidèles offrent au prêtre avant la liturgie. De là on pénétrait dans l'église même qui occupait l'espace de deux chambres transformées en une seule avec, au fond, l'iconostase, face à l'entrée. Quatre fenêtres dans l'église donnaient sur la rue Barmalaïeva. Deux autres au fond du sanctuaire, sur la rue Polozovaïa. A la droite du Sanctuaire, une autre petite chambre servait de sacristie. 

L'iconostase et les icônes qui le couvraient avaient été faites par des amateurs et la chapelle trahissait la plus humble pauvreté. Pourtant, aux heures des offices, surtout les dimanches et jours de fête, elle était toujours pleine. En plus de la petite communauté catholique, on y voyait bon nombre d'orthodoxes. Ils assuraient que les services y étaitent plus beaux que dans leurs églises

Ce n'était pas certes pas la beauté extérieure qui les frappait écrit Danzas, mais la manière d'officier du P.Féodoroff, la ferveur, la foi profonde qui rayonnait de chacun de ses gestes, de ses paroles, et qui contrastaeint avec le laissez-aller fréquent dans les paroisses russes, surtout à cette époque de la grande débâcle.
L'amour de Dieu et la foi fervente de l'Exarque se manifestaient assez par sa manière de célébrer la sainte liturgie, c'est surtout par là qu'il gagnait des âmes. Comme prédicateur, il n'était pas toujours à la portée des auditeurs; c'était u profond théologien et il éprouvait parfois de la difficulté à se mettre au niveau d'un auditoire de gens simples. mais pourtant il avait souvent un souffle de feu sacré qui transportait les auditeurs au-dessus de leur niveau ordinaire.
Je me souviens de la profonde impresssion qu'il produisit un jour sur une immense foule à l'église sainte Catherine par un sermon sur la parabole du grain de sénevé appliquée à l'Eglise. Il y eut plusieurs conversions à la suite de ce sermon et je me rappelle une dame me disant les larmes aux yeux "Depuis que le P.Léonide a si bien expliqué le grand arbre de Dieu qui grandit toujours et les petits rameaux qui poussent et les petites feuilles moi aussi je veux être une de ces petites feuilles".
 Comme confesseur, Mgr Féodoroff était admirable et tous ceux qui ont eu l'occasion de lui soumettre des états de conscience ont toujours conservé le souvenir ému de la façon dont il se donnait tout entier à ce ministère, la sensibilité spirituelle avec laquelle il partageait les affres du doute ou de la douleur de ses pénitents. Il est vrai qu'il se trouvait pourtant des gens pour l'accuser de trop de sévérité, mais c'était toujours parce qu'il se montrait inflexible sur les questions de divorces, de problèmes matrimoniaux où les Russes se sont habitués à une indulgence que Mgr Féodoroff réprouvait et à laquelle il opposait la doctrine inaltérable de l'Eglise catholique.

La communauté russe catholique de Moscou était légèrement plus nombreuse que celle de Pétrograd; elle gravitait entièrement autour des époux Abrikosoff et de leur vaste appartement situé au 4e étage d'un immeuble du boulevard Pretchiskenky. On s'en souvient, le P.Léonide leur avait rendu une première visite en 1914, lors de son voyage rapide en Russie. Les époux Abrikossof étaient cousins. Originaires d'une famille de riches commerçants moscovites, ils avaient fait des études supérieures à Cambridge. Après une crise d'agnosticisme ils étaient entrés dans l'Eglise catholique de Paris, en l'église de la Madeleine. Anna Ivanovna en 1908, son mari, Vladimir Vladimirovitch, l'année suivante. Ils rentrèrent à Moscou en 1910 et leur appartement devint peu à peu un centre d'études et d'action catholique dans l'ancienne capitale russe. Chaque matin, les époux Abrikossof assistaient au sacrifice eucharistique et y communiaient; ils approfondissaient ensemble leurs connaissances religieuses et organisaient périodiquement  dans salons soit des conférences sur des sujets dogmatique ou ascétiques, soit des soirées philosophico-religieuses où l'intellengentsia Moscovite venait échanger ses vues.

Pendant l'été de 1913, ils se rendirent à Rome et furent reçus en audience privée par Pie X. Le saint pape s'intéressa à leurs travaux, les encouragea à poursuivre leurs efforts et leur remit en souvenir sa photo signée de sa main.

Le 21 novembre de la même année, avant de quitter Rome, tous deux devinrent membres du tiers-ordre dominicain. Rentrés à Moscou, ils éliminèrent tout luxe de leur train de vie et ne conservèrent qu'une seule servante. Mme Abrikosoff se mit alors à grouper autour d'elle une élite de jeunes filles;  des élèves du conservatoire de musique, des étudiantes et de jeunes professeurs. Elle leur enseignait la doctrine catholique, les principes de la vie spirituelle et s'efforçait de leur inspirer l'idéal dominicain. Son succès fut remarquable. Un certain nombre de ces jeunes filles conçurent le désir de devenir à leur tour tertiaires dominicaines. Mme Abrikosoff les y prépara; elles furent  reçues dans l'ordre par le P.Albert Libercier, un dominicain français qui se trouvait alors à Moscou.  Ainsi passèrent les années de guerre. Après que, en 1917, le P.Vladimir Abrikosoff eut été ordonné prêtre à Pétrograd par le Métropolite André, le Maître Général de l'Ordre des Frères Prêcheurs, le P.Theissling, lui délégua la faculté de recevoir les membres du tiers-ordre, une chambre de l'appartement fut transformée  en chapelle de rite byzantin; elle devint le centre de la vie liturgique pour la paroisse en formation.

Le passage de ces jeunes filles au catholicisme rencontrait souvent une opposition violente de la part des familles. Plusieurs d'entre elles furent obligées de quitter le foyer paternel. Mme Abrikosoff leur offrit l'hospitalité et sa demeure prit l'espect d'un petit monastère, les jeunes filles continuaient leur travaux ou leurs études au dehors, mais accomplissaient ensemble leurs exercices de piété et suivaient les pratiques de la vie religieuse lorsqu'elles se retrouvaient le soir dans leur appartement commun. Le 19 février 1921, le Maître Général des Dominicains transforma une situation de fait en situation de droit; il éleva la communauté au rang de religieuses du second ordre, càd en dominicaines proprement dites. En 1922 , le nombre de ces domincaines dépassa légèrement la vingtaine; c'était le maximum que pouvait héberger l'appartement. Mme Abrikosoff, devenue en religion Mère Catherine de Sienne, fut nommée prieure; le P.Vladimir remplit les fonctions d'aumônier.

Lorsque les Soviets interdirent l'enseignement de la religion aux jeunes de moins de 18 ans, les Soeurs dominicaines organisèrent des cours clandestins de catéchisme pour les petits catholique; elles hébergèrent aussi trois orphelins et se préparaient à en recevoir un plus grand nombre lorsque la police vint les arrêter.

Voir à ce sujet ; CATHOLIQUES EN RUSSIE D'APRES LES ARCHIVES DU KGB 1920-1960 par le Père Antoine Wengler DDB 1998 p:63 et sv.       

Avec la discrétion qui lui était coutumière, l'exarque ne suivait que de loin l'activité du monastère et de la paroisse de Moscou; il en laissait toute la direction au P.Vladimir Abrikosoff. A la Noël de l'année 1920, un prêtre de Moscou ordonné dans l'Eglise orthodoxe, le Père Serge Solovioff, neveu du philosophe bien connu, demanda à être reçu dans l'Eglise catholique. En 1921, un catholique russe de la capitale, Nicolas Alexandroff reçut l'ordination sacerdotale et devint l'assistant du P.Vladimir. Il  était ingénieur électricien et s'était fait remarquer tant par ses qualités intellectuelles que par son zèle.

A cette époque, le P.Abrikosoff rencontrait assez souvent Nicolas Berdiaeff, l'écrivain dant les oeuvres  avaient un gros succès en occident. Berdiaeff tenait en haute estime la communauté Abrikosoff. Il admirait la profondeur de vie spirituelle et ascétique qui y règnait. Mme Lydia Berdiaeff, son épouse, avait ressenti un premier attrait pour le catholicisme, une douzaine d'années plus tôt, lors de la lecture d'une vie de sainte Thérèse que sa soeur Eugénie lui avait envoyée de Paris. Atteinte d'une pneumonie grave, elle vit la sainte en apparition et lui attribua sa guérison. Son mari lui en laissa pleine liberté.

A l'occasion de soirées amicales qui se tenaient alors cher Berdiaeff, le P.Abrikosoff avait rencontré également un avocat publiciste, fils d'un professeur de droit à l'université de Moscou, Dimitri Vladimirovitch Kouzmine-Karavaieff. Doué d'une intelligence supérieure, d'une mémoire exceptionelle, qui faisait de lui une encyclopédie vivante, et surtout d'un désintéressement qui d'emplée conquérait la sympathie, cet avocat idéaliste avait eu une jeunesse assez agitée. Au cours de ses études de droit à l'université de Pétersbourg, il était devenu membre actif de la section dite bolchévique du parti social-démocrate. Par le fait même, il s'était déclaré athée déterministe. Soupçonné d'activités subversives, il avait été arrêté par la police tsariste et pendant l'automne de 1907, soumis à une cure de solitude en prison. La cure fut salutaire. Ses études terminées, il chercha un emploi public. Malgré le dossier nettement défavorable fourni par la Sûreté, il fut admis dans une admnistration. En 1913 dans le train acheta un évangile à une femme qui lui faisait pitié. Cinq ans après il l'ouvrit. Ce fut une découverte bouleversante. 

Que d'instants consolants cet évangile m'a procuré. L'image du Christ sauveur, son humilité si aimable, son amour de Dieu et des hommes, si profond et sans partage se gravèrent à jamais dans mon coeur.     

Le P.Abrikosoff l'invita aux réunions théologiques qui se tenaient chez lui, et il en devint d'emblée un des membres les plus sympathiques et les plus éloquents. Il se rendit assez vite compte qu'on ne pouvait prétendre accomplir intégralement la volonté du Christ sans entrer en communion avec l'évêque de Rome. Le 5 mai 1920 il fit profession de foi catholique et communia. Entre-temps il travaillait dans l'administration de l'agriculture sous les ordres de Staline.

Un troisième centre catholique russe fut commencé à Saratov par le P. Onesimoff. La famine et les persécutions l'empêchèrent de se développer.

La famine

La guerre civile était à peine terminée qu'une nouvelle calamité, causée cette fois par la nature, plongea la population russe dans la souffrance extrême. En 1921, une sécheresse extrême frappa le bassin de la Volga et d'autres régions. Pour protester contre les méthodes des communistes, beaucoup de paysans n'avaient semé que pour eux.  Une famine épouvantable frappa la Russie trente-sept millions d'êtres humains en furent frappé et cinq  millions en moururent.

Le patriarche Tikhon envoya un message personnel au Pape, aux Patriarches orientaux, à l'archevêque de Cantorbéry et à l'évêque protestant de New-York pour demander de l'aide, Gorky lança un appel au peuple américain. Le président Hoover réagit favorablement.

Le Saint-Siège décida d'envoyer une mission d'aide aux affamés. On se rendit compte à Rome qu'il fallait unir la Mission pontificale à "l'American Relief admnistration". Un jésuite américain le P.Walsh fut mandé à Rome et chargé d'organiser l'expédition de secours aux affamés de Russie.

L'annonce de cette mission n'éveilla d'abord à Moscou qu'une satisfaction mêlée d'aigreur et de crainte.

D'après ce que nous dit un prêtre orthodoxe de nos amis très proche du patriarche, écrit la mère Abrkosoff à la princesse Volkonsky,  celui-ci a été" fortement blessé par la réponse du pape et sa bienveillance à notre égard s'est retrouvée refroidie. Le fait est que le pape n'a pas répondu personnellement. Le patriarche y a vu une marque d'orgueil et en a été blessé. Ce prêtre n'a pu que s'écrier avec tristesse :" Où est donc cette fameuse diplomatie du Saint-Siège? " En fait ce fut un faux pas colossal Rome doit bien se persuader de l'idée que l'Eglise russe avec, à sa tête, le Patriarche Tikhon, est une parente pauvre et souffrante et que sa soeur opulente doit l'entourer d'une attention toute fraternelle et délicate. Il serait si important que le pape Pie XI écrive au Patriarche une belle lettre de sympathie. Elle produirait le meilleur effet si elle pouvait êtrer personnelle et transmise par l'exarque.

De plus la mission serait dirigée par des jésuites ! Quand on l'apprit à Moscou, l'imagination populaire surchauffée par tant d'années d'énervement et de souffrances se représenta aussitôt la mission pontificale comme un nouveau Cheval de Troie destiné à introduire en Moscovie ceux que la légende aussi tenace que grotesque représentait comme les ennemis les plus redoutables de la nation.

Réalise-t-on à Rome, écrit Mère Abrikosoff, l'effroi et la répulsion que l'on éprouve ici jusqu'à ces derniers temps pour les jésuites en vertu d'une étrange attente de leur arrivée ?  C'est quelque chose d'inexplicable; une sorte de panique. Si les jésuites entrent en Russie en habits civils ce ne sera que pire; leur venue sera considérée comme un gigantesque complot catholique. Il faut bien comprendre la psychologie de l'attitude russe à l'égard des jésuites. Malgré tout mon respect pour cet ordre religieux, je dois dire, qu'il ne peut entrer en Russie; Son arrivée  ici sera la ruine de toute l'oeuvre" 

A Rome, on passa outre à ces appréhensions et, en mars 1922, le P.Walsh fit un premier voyage en Russie pour se rendre compte de la situation,  consulter les personnes compétentes et dresser ses plans d'assistance. Il se rendit ensuite à New-York pour affilier la Mission Pontificale  à "l'American Relief Administration", s'assurer de l'envoi massif de vivres et recruter une équipe d'assistants. Il revient alors à Moscou chargé d'une double fonction, celle de directeur de la Mission Pontificale d'aide aux affamés et celle de représentant officieux des intérêts catholiques en Russie auprès du Gouvernement soviétique. Il estima que sa première tâche était la plus urgente et il s'en acquitta de main de maître.  Il ne fallait rien moins que le génie organisateur de cet Américain pour dominer la situation. L'étendue de ce pays avait mis jadis Napoléon lui-même hors d'haleine; les routes étaient défoncées et les chemins de fer paralysés; le gouvernement était hostile; il ne parlait pas la langue, et cependant il fallait transporter des milliers de tonnes de vivres, organiser entrepôts, cuisines réfectoires populaires.  Le P. Walsh le fit et, en quelques semaines des milliers d'affamés, surtout des enfants, vinrent sauver ce qui leur restait de forces dans des cantines établies en divers points des régions les plus éprouvées. Des colis de vivres et des vêtements, des médicaments divers furent remis aux familles. Grâce à une organisation de grande classe, on tira le meilleur parti humainement possible des 750.000 dollars recueillis dans les églises du monde catholique, principalement aux Etats-Unis.

Le 10 octobre 1922; l'exarque se trouvait à Moscou. Le P.Walsh vint le voir; ce fut leur première rencontre.

 Notre conversation se prolongea pendant deux heures, écrit le P.Léonide, nous parlâmes latin et nous nous séparâmes grands amis. Le P.Walsh a promis de venir à Pétrograd dans quinze jours. Il a pris sur lui le ravitaillement de nos religieuses; il a promis deux colis de vivre pour le P.Onesimoff (de Saratov)  et un pour nos Soeurs de Pétrograd. Ce bon fils de Saint Ignace a pris sur lui de me procurer tous les livres que je désire... Je lui ai expliqué tout l'objectif de notre mission. Tout d'abord il a écouté calmement puis s'est enthousiasmé de plus en plus pour nos projets. Il comprend notre situation en face des polonais et, en général, notre vocation particulière. Il est prêt à nous aider de tout son pouvoir... Bref le succès de mon entrevue avec lui est tellement inattendu que de nouveau j'adore en m'abaissant la Divine Providence qui nous a envoyé un secours aussi inespéré." 

Conquis par les idées de l'exarque, le P.Walsh et ses aides salésiens et jésuites, prirent spécialement à coeur de fournir des vivres au clergé orthodoxe dans les régions où il souffrait de la faim. A Orenbourg par exemple, le P.Louis Gallagher recevait à sa table les six évêques orthodoxes alors présents dans la cité.

 Le P.Walsh et moi vivons "l'âme dans l'âme" il nous aide autant qu'il le peut

écrit l'exarque au Métropolite André quelques heures avant son procès. De son côté, le dynamique jésuite américain avait conçu pour l'exarque Léonide une admiration profonde.

Suite : la petite Eglise témoin


16/06/2014
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