Léonide Féodoroff : Chez le patriarche Tikhon
Chez le Patriarche Tikhon
Le passage au catholicisme de personnalités isolées, telles que Mle Julie Danzas
ou l'avocat Dimitri Kouzmine-Karavaieff, l'union de paroisses entières comme celle du P.Potapii n'apportaient qu'une solution très limitée au problème impérieux de la réconciliation chrétienne. Certes, l'exarque s'en réjouissait de tout coeur; en plus du bénéfice spirituel qu'y trouvaient les individus, ces conversions secouaient quelque peu la torpeur des indifférents au problème de la réunion et, de plus, elles rehaussaient le prestige des deux ou trois paroisses témoins que le P.Léonide avait mise sur pieds.
Les visées de l'exarque se portent cependant plus haut. Il veut l'union par la réconciliation des hiérarchies. Cette réconciliation est possible ; il le croit fermement mais il est le seul à y croire.
Tous les prêtres catholiques de rite latin n'ont qu'un but immédiat, attirer le plus d'orthodoxes possible dans leurs communautés en les faisant passer au rite latin. L'opposition des catholiques de rite latin aux embryons des paroisses de rite byzantin reste très forte, écrit-il à maintes reprises, surtout à Moscou. Heureusement, le nouvel évêque de Mohiliov, Mgr Jean Cieplak, le soutient quoique écrit-il (en usant d'une expression russe plus familière), il écrit en bon étranger ("по францускi) Trois prêtres blancs russiens et quelques lituaniens le soutiennent généreusement. Pour pouvoir subsister étant donné le prix si élevé des moindres produits, il doit bien solliciter l'aide matérielle de ses confrères latins. "C'est dur, avoue-t-il surtout pour un chef de mission" Il trouve une autre preuve très pénible dans la longue attente que le Saint-Siège lui fait subir avant de confirmer la fondation de l'exarchat. Le silence de Rome permet à tous ceux qui s'opposent à ses vues de le contredire à leur gré ou de sourire de ses efforts. Enfin, après quatre années d'attente, la bonne nouvelle lui parvient. Après l'événement il écrit le 29 avril 1921:
Néanmoins toutes les difficultés ne sont pas éliminées. Le 18 juillet 1921, le P.Léonide écrit une lettre à Mgr Alexandre Evreinof, l'ancien diplomate russe, devenu prêtre catholique. Il l'envoie en trois exemplaires par trois différents courriers de fortune car la poste régulière pour l'étranger ne fonctionne pas. Il espère qu'au moins un des trois arrivera au destinataire. L'exarque supplie le prélat russe de lui faire venir par n'importe quelle voie un exemplaire des "Acta Apostolicae Sedis", bulletin officiel du Vatican. La confirmation de sa fonction d'exarque est absolument nécessaire pour traiter avec le clergé latin, qui met en doute sa nomination. Il souligne l'opposition qu'il rencontre.
A cette conduite du clergé latin, l'exarque oppose sa manière d'agir.
Métropolite de Léningrad Benjamin fusillé et martyr
Le Patriarche Tikhon.
L'exarque se rendit compte dece que tous ses plans allaient être anéantis. Par le nombre de leurs fidèles, les paroisses latines étaient beaucoup plus imposantes que les siennes; il était impossible de faire croire aux orthodoxes qu'elles ne représentaient pas l'Eglise catholique. Il insista ;
Pour changer l'orientation de ses conférences l'exarque décida de les noyauter en quelque sorte en y prenant lui-même une part très active. Il en donna six. Il le reconnaît; ce fut de sa part un mauvais calcul; aux yeux des Orthodoxes, il apparut associé à la propagande menée conte eux.
Le P.Deibner devenu de plus en plus neurasthénique se distinguait par ses invectives. Un soir, il se montra à ce point irrespectueux envers les saints de l'Eglise russe dont le culte a d'ailleurs quelques années plus tard, été approuvée par l'Eglise catholique que l'exarque décida de prendre une sanction; il interdit au père de prendre la parole en public.
En réponse à cette campagne, les orthodoxes à leur tour convoquèrent leurs fidèles à des conférences anticatholiques. Le danger de la propagande romaine y fut dénoncé à grands cris; l'exarque y fut gratifié du surnom de "jésuite en riassa" (soutane russe). Le P. Féodoroff se rendit alors chez le Métropolite Benjamin pour tâcher d'étouffer ces échanges scandaleux d'accusations et d'invectives. Il proposa de ne plus admettre désormais à ces réunion que les membres du clergé et quelques spécialistes de manière à les poursuivre dans un esprit de vraie charité. Le Métropolite refusa avec indignation.
L'exarque revint chez lui très affecté du refus auquel il s'était buté et - rapporte un témoins - il en pleura. C'était l'effondrement de ses plans pour une période dont il ne pouvait prévoir la longueur.
A Moscou, le dialogue entre orthodoxes et catholiques se poursuivait dans une atmosphère plus sereine. En principe, le P.Léonide allait tous les deux mois dans la capitale pour y donner des conférences et visiter des personnes influentes bien disposées en faveur de l'Union. En une occasion, à la requête des participants, il exposa avec une clarté magistrale toute la doctrine catholique sur la primauté de l'évêque de Rome. Des échanges de vue animés mais toujours courtois suivirent; avec la conférence ils n'occupèrent pas moins de trois heures et demie.
Le patriarche Tikhon était tenu au courant de ces rencontres et il les approuvait. L'exarque lui rendait de fréquentes visites.
La position du patriarche Tikhon devenait cependant de plus en plus épineuse. Le 24 février 1922, le quotidien soviétique Izvestia (les Informations) avait annoncé que le Comité Central des Soviets avait chargé les Soviets locaux de saisir dans les églises les vases sacrés et autres pièces de valeur. Ces objets - prétendaient-ils - devaient être vendus pour acheter des vivres et sauver les affamés. Le patriarche permit de remettre aux Soviets des pièces détachées qui ne servaient pas au culte mais il interdit de livrer les vases sacrés, et il menaça même d'excommunication ceux qui les remettraient.
Les Soviets redoublèrent leurs attaques contre lui; ils l'accusèrent de comploter et d'être en relation avec un groupe d'évêques russes émigrés présidés par l'ancien Métropolite de Kharkov et Kiev, Antoine Krapovitzky. Les évêques s'étaient réunis à Karlovtzi, en Serbie, et avaient proclamé leur attachement à la dynastie des Romanof. Pour affaiblir encore davantage l'Eglise russe, les Soviets soutenaient des groupes de prêtres qui s'étaient séparés de l'Eglise patriarcale pour fonder ce qu'ils appelaient "l'Eglise vivante". Leur chef le plus actif était un prêtre de Pétrograd, le P.Alexandre Vvedensky. Ces schismatiques de l'Eglise patriarcale réclamaient une administration démocratique de l'Eglise, l'élévation à l'épiscopat de prêtres mariés, la possibilité d'un second mariage pour les prêtres veufs etc. Le 16 mai 1922, le patriarche fut mis en état d'arrêt; il lui fut interdit de quitter sa résidence.
Des orthodoxes militants de Moscou persuadés de ce que les divisions entre chrétiens affaiblissaient considérablement la résistance aux Soviets, firent un effort pour relever le prestige du patriarche. Ils organisèrent en son honneur une manifestation de fidélité pour le jour de sa fête onomastique. Cette fête tombais le 15 juin. Il fut ainsi décidé qu'à cette occasion une délégation de chaque paroisse de Moscou viendrait offrir ses voeux au patriarche, et un cadeau. Ces orthodoxes militants pensèrent que si les catholiques acceptaient également de prendre part à cette manifestation, leur présence lui donnerait plus d'éclat et compenserait en quelque sorte le schisme de l'Eglise vivante. Ils pressentirent le P.Abrikossof qui accepta. A cette heure tragique tout ce qui pouvait cimenter l'union des chrétiens n'était-il pas conforme aux voeux du Christ? A l'heure prévue une délégation catholique se rendit au Troïskoe Podvorie (Monastère de la Trinité) où résidait le patriarche. Elle comprenait le P.Vladimir et deux laics; Nicolas Alexandroff; futur prêtre et Vladimir Balachoff. D'autres délégations envoyées par les paroisses orthodoxes de Moscou arrivèrent en même temps. A son entrée le patriarche se rendit en premier lieu auprès des catholiques et il embrassa le P.Abrikosoff. Le P.Vladimir lui adressa ses voeux de fête et lui exprima la joie qu'il éprouvait de pouvoir, en cette heure grave, témoigner de son respect au pasteur de l'Eglise russe; il ajouta ;
Le patriarche remercia; il affirma qu'il suivait avec intérêt et sympathie les efforts déployés pour rétablir l'unité des chrétiens qu'il priait sans cesse à cette intention et se sentait heureux de pouvoir contribuer pour sa part, dans la mesure du possible à cette noble entreprise. Il ajouta encore qu'il encourageait son clergé à collaborer avec les catholiques. Puis, délaissant ce sujet général, il demanda au P.Abrikossof "Avez-vous confirmé Kouzmine-Karavaïef ?" " Non, répondit le P.Vladimir, nous recevons les orthodoxes sans nouvelle confirmation". Le patriarche avait fait allusion à une question contestée entre catholiques latins et orientaux. Les latins affirmaient que la confirmation conférée dans l'Eglise russe n'était pas valide parce que, pour l'onction sacramentelle, les prêtres orthodoxes se servaient non de leur pouce mais d'un bâtonnet.
Les catholiques orientaux au contraire assuraient que le Christ, auteur des sacrements, avait laissé à l'Eglise une certaine latitude pour en préciser la forme. Le Saint-Siège avait-il fait "re-confirmer" les centaines de milliers d'orthodoxes qui, à Brest-Litovsk en 1596, avaient accepté l'union avec Rome? Evidemment non. L'attitude du clergé latin en ce domaine blessait profondément les orthodoxes et le patriarche lui-même n 'y était pas indifférent. A la fin de l'entretien, le patriarche embrassa à nouveau le P.Abrikossof; il se rendit ensuite auprès des autres groupes.
Ces rencontres entre orthodoxes et catholiques ne plaisaient pas aux communistes; ils reprochaient aux orthodoxes qui y prenaient part de manquer de patriotisme. Trois jours après la réception de la délégation catholique chez le patriarche, des agents de la police secrète (Guépéou) se présentèrent à l'appartement du P.Vladimir. Ils voulaient l'arrêter. Le père était absent, ils firent une perquisition minutieuse de toutes les pièces. N'ayant rien trouvé qui put être considéré comme suspect il le firent savoir par téléphone à leur chef. Ils se retirèrent ensuite mais firent dire au P.Vladimir, à son retour, de ne plus quitter son appartement. Quelques heures plus tard, le père fut convoqué au bureau de police. Un tchékiste lui fit subir un interrogatoire. Manifestement un espion avait assisté à la réception au Troïzkoïe Podvorie. La police croyait savoir que les catholiques avaient remis au patriarche Tikhon un message secret du pape. Le P.Abrikosof avait heureusement apporté avec lui la prière de Benoît XV, il le montra aux policiers et l'affaire n'eut pas de suite désagréable.
On comprend cependant que dans les milieux orthodoxes militants le geste des catholiques russes ait fait sensation et apporté un réel réconfort. Il fallait reprendre les rencontres et, cette fois, les orthodoxes prirent l'initiative d'inviter les catholiques à des discussions publiques sur l'union. Il y eut deux rencontres de ce genre présidée chaque fois par l'évêque Harion Troitsky, auxiliaire du patriarche et son bras droit. L'exarque vint de Pétrograd à Moscou pour parler à la seconde. Ces conférences ne donnèrent cependant pas satisfaction parce que, manifestement, l'assistance trop nombreuse était d'un niveau culturel trop disparate. Dans les deux cas, un auditeur hargneux et obstiné empêcha les orateurs principaux de traiter les questions fondamentales; il les engagea sur des questions de faits, en somme secondaires, dont il est impossible d'établir les responsabilités avec une équité parfaite. La première fois, ce furent les injustices des catholiques latins envers les orientaux établis en Amérique du Nord qui furent une fois de plus invoqués. La seconde fois, ce fut la nouvelle parvenue la veille de Moscou de la constitution d'une Eglise nationale, séparée de l'Eglise catholique, en Tchécoslovaquie. Ce fait servi de tremplin à l'un des auditeurs pour se répandre en invectives contres les catholiques.
D'un commun accord, les organisateurs orthodoxes et catholiques décidèrent de ne plus convoquer aux réunions suivantes qu'un nombre de participants plus réduit et plus homogène.
En fait, les soviets empêchèrent l'organisation d'autres rencontres. A la fin de l'été, une trentaine d'intellectuels en vue, que le gouvernement jugea à jamais imperméables à l'idéologie communiste, reçurent l'ordre de quitter le pays. Parmi eux se trouvaient les professeurs Berdiaef, Boulgakof, Frank, Lossky et d'autres. Ils furent avertis qu'ils seraient fusillés s'ils repassaient la frontière. Le P.Vladimir Abrikossof et le publiciste Dimitri Kouzmine-Karavaief durent saisis dans le même coup de filet pour avoir organisé les rencontres avec les orthodoxes.
Le 26 septembre, le P.Abrikossof fit ses adieux à la communauté des soeurs dominicaines et à ses paroissiens. La séparation eut lieu après que ceux-ci eurent chanté ensemble un "Moleben" pour les voyageurs. Le lendemain 27 septembre le P.Vladimir arriva à Pétrograd. Mgr Cieplak, l'évêque catholique latin, le retint assez longtemps pour des messages à remettre à Rome. L'horizon pour tous les croyants en Russie était de plus en plus sombre. En juillet, l'intrépide métropolite Benjamin de Pétrograd dont Léonide avait si sincèrement regretté de perdre l'amitié, avait été fusillé avec trois de ses aides. Lors du procès Vvendesky l'animateur de "l'Eglise vivante" était venu déposer contre lui.
La même persécution s'annonçait contre les catholiques. L'exarque était désolé de perdre son aide le plus précieux à une heure aussi grave; il se consolait cependant à l'idée qu'à Rome le P.Vladimir pourrait représenter les intérêts des Russes catholiques et agir en quelque sorte en procureur de l'exarchat. Il restait tant à faire pour éclairer le Saint-Siège sur la situation des chrétiens de Russie et en particulier sur les possibilités de rapprochement entre orthodoxes et catholiques ! Le soir, l'exarque conduisit le P.Abrikossof au navire qui devait le transporter en Allemagne. Le P.Vladimir et son compagnon, Kouzmine-Karavaief arrivèrent à Berlin le 2 octobre et à Rome le 6. Ce dernier, le 18 octobre 1923, entra au séminaire grec. A quarante ans il fut ordonné le 3 juillet 1927.
Peu de temps apr!s le départ des exilés, l'exarque reçut une lettre du P.Anisinoff, de Saratov.
Le 30 octobre 1922, l'exarque confirme au P.Abrikosof les recommandations données avant son départ.
Pour éviter toute équivoque, il demande avec insistance que sa position soit précisée. Le Métropolite André n'est pas aimé des polonais; il faudrait donc que l'exarque n'ait plus à invoquer les pouvoirs juridictionnels qu'il a reçus de lui et que l'exarchat dépende directement de Rome. Il souhaiterait enfin que le Saint-Siège recommande une bonne fois explicitement et avec insistance les prêtres de rite byzantin aux ordinaires latins.
La réponse du P.Abrikosof fut cruellement décevante. Le Père avouait n'avoir rencontré à Rome qu'un accueil réservé. L'exarque lui avait recommandé de parler en privé au pape, mais il n'y était pas parvenu. Redoutant que le père ne se décourage, l'exarque malgré les difficultés à correspondre avec l'étranger, lui écrit le 13 décembre :
Le Prince Pierre et la Princesse Marie Volkonsky, qui séjournent à Rome à cette époque, ont écrit à l'exarque que le général des jésuites, le P.Ledochowski, de nationalité polonaise, manifestait un intérpet sincère pour son action et qu'on pouvait compter sur lui. Par l'intermédiaire du P.Edmund Walsh, l'exarque lui écrit aussitôt popur lui demander de soutenir à Rome le P.Abrikosof.
L'exarque profite aussi de cette lettre pour décrire l'orage qui s'annonce;
L'exarque expose ensuite au P.Ledochowski comment il a été interdit même aux prêtres d'enseigner la religion aux enfants de moins de dix-huit ans ou de leur permettre de remplir les fonctions d'enfants de choeur ou de chantres dans les églises. L'athéisme est enseigné officiellement dans les écoles. Après avoir annoncé que la police l'avait menacé d'arrestation il ajoute :