Léonide Féodoroff; Années d'attente
Années d'Attente
Le matin du 26 octobre 1908, un minuscule événement vint interrompre pendant quelques instants la vie régulière du Convict Albertinum à Fribourg (Suisse) dirigé par les pères dominicains; le père Miller supérieur, convoqua les séminaristes pour leurs présenter un nouvel étudiant arrivé pendant la nuit. Il s'appelait Antonio Cremoni.
Ce nouveau candidat au sacerdoce était très réservé. Néanmoins on crut bientôt savoir qu'il était italien, né à Milwaukee, aux Etats-Unis; et qu'il se destinait à un travail missionnaire. Une barbe châtain frisottante lui ornait déjà le menton.
Très vite, d'autres traits mystérieux se firent jour chez le nouvel arrivé. Tout d'abord il entra en quatrième année de théologie. Où avait-il parcouru les trois précédentes? Il avait ensuite manifestement une tendance à rechercher la compagnie des treize séminaristes polonais de Convict et à leur poser des questions embarrassantes sur leurs relations avec les russes.
Détail plus intriguant encore; ce curieux américain recevait tout son courrier non des Etats-Unis mais de Galicie et surtout de Russie. Assez vite, la vérité se fit jour et se dit en secret; Antonio Cremoni n'était qu'un nom d'emprunt; en fait, ce nouveau séminariste était russe et son vrai nom était Léonide Féodoroff.
Que s'était-il passé et pourquoi ces procédés mystérieux? Pendant son année d'études théologique au Séminaire de la Propagande, Léonide Féodoroff avait, à diverses reprises, rendu visite au chargé d'affaires de Russie auprès du Vatican M.Sazonoff. Un beau jour, alors que la fin de l'année scolaire approchait, le diplomate russe lui répéta soudain la menace qu'il avait déjà formulée l'année antérieure;
Une fois de plus, il fallut bien obtempérer. Peu après, Léonide quitta Rome et en allant faire ses adieux à M.Sazonoff il lui annonça qu'il se rendait en Galicie pour y remplir ses fonctions de précepteur dans une famille aisée. Il s'y rendit de fait pour la période de vacances, mais en octobre, il prit un billet pour la Suisse afin d'aller achever ses études théologiques à la célèbre université catholique de Fribourg.
A Fribourg afin de ne pas attirer l'attention du consul de Russie, Léonide prit le nom d'Antonio Cremoni; pour ne pas devoir donner d'explications au consul d'Italie toujours à la recherche des jeunes italiens qui se rendaient en Suisse pour échapper au service militaire, Léonide s'était fait passer pour un américain. Dans son souvenir, cette année d'études en Suisse restera avant tout une année de paix et d'intense travail intellectuel.
Elle lui donnait également près d'une année de pratique de la langue française. Il aimera enfin à rappeler par la suite, l'esquise charité qu'il rencontra à l'Albertinum. Une déception l'attendait cependant en fin d'année. Ses derniers examens avaient été brillants; il conçut alors le projet de poursuivre ses études afin de conquérir le grade de docteur en théologie . Ce titre, pensait-il, lui assurerait plus de prestige auprès du clergé catholique polonais de Russie et plus d'indépendance pour son, action future. Il calcula les frais qu'entraineraient les examens et la préparation d'une thèse et se rendit compte qu'il était, hélas, trop pauvre pour les affronter.
Au cours de l'année, des nouvelles assez réconfortantes lui étaient parvenues de Saint-Pétersbourg. Tout d'abord, la capitale comptait désormais un troisième prêtre russe catholique, le P.Eustaphe Soussaleff. Baptisé et ordonné dans le groupe des "Vieux croyants" secte séparée de l'Eglise nationale russe au XVIIe s. à la suite d'une révision des livres liturgiques, ce prêtre avait demandé à être reçu dans l'Eglise catholique et après enquête, le Saint-Siège avait reconnu la validité de son ordination.
Entre-temps, les démarches de Mlle Nathalie Ouchakoff auprès de son cousin, le ministre Stolypine, en vue d'obtenir l'autorisation d'ouvrir une église catholique de rite russe restaient sans résultat; le ministre faisait la sourde oreille. Un beau jour, on se décide à passer outre.
La chapelle était prête mais, pour y célébrer les offices, l'autorisation manquait toujours. On résolut de payer d'audace. La nuit de Pâques 1909, les trois prêtres catholiques russes de Pétersbourg, Zertchaninoff, Deibner et Soussaleff, célébrèrent ensemble l'office solennel devant un groupe assez considérable de fidèles. Aussitôt après l'office, ils décidèrent d'envoyer au tsar un télégramme; signé par le P.Soussaieff, hier encore prêtre "vieux croyant" avec le texte suivant:
Une réponse arriva sans tarder, signée par le Baron Frédérickx, ministre de la Cour :
Peu de temps après, la police intriguée par le nombre inusité de personnes qui fréquentait cet immeuble vint faire enquête. On lui montra le précieux télégramme et elle se retira sans insister.
A partir de ce moment, le nombre de fidèles devint sans cesse plus élevé et la chapelle fut trop vite exigüe. Le dimanche, pendant la liturgie, les derniers arrivés qui n'avaient pu pénétrer dans l'appartement remplissaient la cage d'escalier et suivaient de leur mieux les chants et le sermon. Le dimanche, chacun des trois prêtres prêchaient à tour de rôle. Les sermons du P.Deibner, étaient appréciés.
Lorsque Léonide apprit ces détails par les lettres qui lui venaient de Russie, il terminait ses études sacerdotales et, normalement, il aurait dû recevoir les ordres sacrés. Il y songeait intensément lorsque, en fin d'avril de cette année 1909, lui parvint de Pétersbourg une longue lettre d'Ouchakoff.
En ces quelques lignes, Mle Ouchakoff avait peint un tableau fidèle de la situation. Léonide comprit combien cette femme était réaliste et il se laissa convaincre. Au début de juin 1909, il passa ses derniers examens de théologie et, au lieu de se rendre en Galicie pour s'y faire ordonner, il décida de gagner Rome pour y reprendre la défense des Orientaux. Aux Etats-Unis, la situation de l'évêque Grec-catholique Soter Ortynsky n'avait fait qu'empirer. La confusion régnait dans les paroisses de son rite; les directives venues de Rome prescrivant de réserver aux seuls évêques l'admninistration du sacrement de confirmation n'étaient pas observées; les curés gréco-catholiques continuaient à confirmer les enfants comme par le passé; les défections se multipliaient; des fidèles et même des prêtres allaient en nombre croissant rejoindre les communautés orthodoxes.
D'autre part, des calomnies formulées contre le Métropolite Cheptizky avaient trouvé crédit auprès de certains prélats influents du Vatican. Soucieux d'amorcer progressivement un dialogue fraternel entre intellectuels catholiques et orthodoxes, le Métropolite avait encouragé de tout son pouvoir le Congrès de Velehrad; il avait également soutenu les quelques prêtres et fidèles russes qui, en devenant catholiques, voulaient conserver leur rite traditionnel. Dans cette activité le gouvernement autrichien voulait voir une action pernicieuse en faveur du pan-slavisme et de l'impérialisme russe. Le métropolite, pensait-on, visait à démembrer l'empire des Habsbourgs en favorisant les nationalismes slaves.
Deux des premières visites de Léonide à Rome furent pour les cardinaux Rampolla et Vivès. Il put se rendre compte que ces deux prélats avaient compris le Métropolite André et qu'ils soutiendraient son action.
Les accusations portées contre le Métropolite André furent donc faciles à dissiper. Mais il fallut encore attendre quatre années avant que les limitations imposées à l'activité de l'évêque Ortynsky ne fussent levées. Le 28 mai 1913, le Saint-Siège lui accorderait enfin pleine juridiction ordinaire sur tous les Gréco-catholiques établis aux Etats-Unis. Le droit de conférer la confirmation serait également rendu aux prêtres.
Après sa visite à Rome, Léonide partit pour la Moravie où en juillet 1909 allait s'ouvrir le second congrès de Velehrad. Lors du premier congrès réuni deux ans plus tôt près du tombeau de Saint Méthode, apôtre des slaves, septante-trois congressistes avaient échangé leurs vues. Au second congrès ils sont soixante-huit. Le métropolite de Lvof préside.
proclame-t-il avec vigueur dans le discours d'ouverrture
Le congrès terminé, Léonide prit un billet pour Pétersbourg et, après sept ans d'absence, repassa enfin la frontière russe.
Sa mère l'attendait avec une émotion facile à imaginer. Depuis onze mois, elle avait émis elle aussi la profession de foi catholique. Assez vite après le départ de son fils, pour l'Italie elle s'était ralliée aux raisons pour lesquelles il s'était considéré obligé d'adhérer à l'Eglise romaine.. Elle l'était devenue de coeur, un prêtre lui dit qu'elle devait arrêter de fréquenter les églises orthodoxes. La lettre qu'elle écrivit alors à son fils dépeint d'une manière vivante les difficultés qu'éprouvent les âmes religieuses comme la sienne lorsqu'on la prive de la vie liturgique dans laquelle elles ont grandi.
C'est alors que le Métropolite André fit un voyage incognito en Russie. Il vint chez elle pour lui parler de son fils.
Cette rencontre de Léonide avec sa mère après sept années de séparation fut, dans sa vie, un des rares instants de joie humaine profonde sans mélange.
Pour le petit cénacle catholique également, l'arrivée de Léonide fut un événement de marque. Tous pressentaient en lui le futur pasteur de la communauté naissante et sa présence rendit courage à tous. C'est que , en plus des obstacles venant de l'extérieur, les difficultés internes ne manquaient pas.
La première difficulté concernait la situation juridique de la communauté. La seule hiérarchie catholique existant en Russie était celle des évêques latins polonais. Par le fait même il semblait que les catholiques russes, telle que fût leur origine, dussent être sous sa juridiction. Mais cette dépendance d'évêques d'un autre rite et d'une nationalité différente, pour ne pas être hostile, aurait certainement entravé l'épanouissement de la communauté naissante. Les catholiques russes s'étaient donc tournés vers le Métropolite André et avaient demandé à se placer sous sa conduite. Mais comment justifier l'intervention en Russie d'une évêque étranger? Le Métropolite trouva une solution au problème. En vertu d'une tradition ancienne, le Métropolite de Galicie portait également, parmi ses titres honorifiques, celui d'évêque de Kamenetz-Podolsk, ville située dans l'empire russe. Ce titre n'avait jamais été supprimé. Ne pouvait-il pas autoriser le Métropolite de Galicie à prendre, au moins temporairement, sous sa direction les prêtres catholiques russes du même rite que le sien? Certains vieux-croyants russes avaient procédé d'une manière semblable; leur évêque dirigeait de l'étranger les prêtres qui oeuvraient en Russie.
En visite à Rome en 1907, le Métropolite proposa sa solution au pape Pie X et il obtint son assentiment exprimé seulement de vive voix : "Utere jure tuo" (faites usage de viotre droit) . Rentré à Lviw, il avait donc par acte du 29 juin 1907, nommé le P.Zertchaninoff son vicaire général pour l'éparchie de Kamentez-Podolsk. Cependant le fait que cette approbation n'avait été donnée que de vive voix et non par écrit ne permettait guère au Métropolite d'affirmer ses droits. Ils furent immédiatement contestés . Il résolut donc de retourner à Rome dès l'année suivante et cette fois reçut l'approbation écrite par Pie X pour les facultés sollicitées.
Toute les difficultés n'étaient pas applanies pour autant. Pour s'être fait catholique, le P. Zertcheninoff avait connu quatre année de réclusion, il avait été séparé de sa femme et de ses enfnts. Il en tenait rancune au gouvernement du tsar et sur ce point était en communion de sentiments de bon nombre de prêtres de rite latin. Il devint grand admirateur des coutumes polonaises Il adopta la manière occidentale de faire le signe de croix, il introduisit dans sa chapelle des pratiques de dévotion calquées sur celles des catholiques occidentaux, comme la bénédiction du Saint Sacrement, le rosaire et d'autres .Tout d'abord surpris, puis contrariés, ses fidèles se détachèrent de lui pour donner leur confiance au P.Deibner. Marié, ce dernier était absorbé par ses obligations de père de famille.
Quand au trosième prêtre, le Père Soussaleff, il était d'une rusticité invraisemblable qui lui enlevait tout prestige auprès des Pétersbourgeois raffinés. Son parler russe était extrêmement rocailleux. D'ailleurs ses convictions de catholique n'étaient guère profonde. Comme il avait quitté les vieux-croyants pour se faire catholique, il projeta bientôt en secret de quitter les catholiques pour devenir orthodoxe. Il alla proposer à un évêque de l'Eglise orthodoxe de se placer sous sa juridiction tout en continuant à vivre au milieu des catholiques pour faire parmi eux une sorte d'espionnage. On ne devait reparler de lui que huit ans plus tard, aux jours de la révolution.
déclarait Léonide dans une lettre qu'il envoya au Métropolite André à la fin de sa visite.